Circa 1965
Depuis juillet 2023, la Corse a vécu suspendue aux décisions de son assemblée territoriale regardant l’attribution de la prochaine délégation de service public pour le transport aérien. La candidature de la compagnie catalane low-cost Volotea a généré et génère encore de lourdes inquiétudes pour l’avenir de la compagnie régionale Air Corsica (initialement Compagnie Corse Méditerranée [CCM]), en charge du service public depuis sa création en 1989. Celle-ci emploie environ 770 personnes très majoritairement recrutées et travaillant en Corse, auxquelles on doit rajouter environ 300 salariés d’Air France en Corse.
Les lignes reliant Marseille et Nice ont déjà été attribuées à Air Corsica, et il paraît difficile que celles qui relient Paris échappent à l’entente Air Corsica/Air France. Toutefois, beaucoup craignent une action de Volotea devant la justice européenne pour atteinte à la concurrence libre et équitable. Rappelons que dans le secteur maritime, Corsica Ferries a fait condamner les institutions territoriales à environ 100 millions d’euros d’amendes, pour avoir été soumise par deux fois à une concurrence irrégulière. L’État, dont la responsabilité politique et morale était facile à établir, a d’ailleurs accepté de prendre en charge la moitié de cette somme.
C’est l’occasion de revenir sur le principe général guidant l’organisation des transports Corse-continent depuis 1976 : celui de continuité territoriale, qui a théoriquement pour ambition d’effacer les surcoûts procédant de l’insularité. Comme nous l’avons vu dans la première contribution de cette série, ce principe, déjà validé en 1937, fut remis en cause sous le régime de Vichy, et la IVe République ne l’a pas rétabli. Le service public de transports maritimes fut bien confié, en 1948, à la Compagnie générale transatlantique – surnommée Transat –, société d’économie mixte dont le capital était détenu à plus de 80% par l’État. Néanmoins, les récriminations relatives aux prix pratiqués étaient récurrentes.
Les lignes reliant Marseille et Nice ont déjà été attribuées à Air Corsica, et il paraît difficile que celles qui relient Paris échappent à l’entente Air Corsica/Air France. Toutefois, beaucoup craignent une action de Volotea devant la justice européenne pour atteinte à la concurrence libre et équitable. Rappelons que dans le secteur maritime, Corsica Ferries a fait condamner les institutions territoriales à environ 100 millions d’euros d’amendes, pour avoir été soumise par deux fois à une concurrence irrégulière. L’État, dont la responsabilité politique et morale était facile à établir, a d’ailleurs accepté de prendre en charge la moitié de cette somme.
C’est l’occasion de revenir sur le principe général guidant l’organisation des transports Corse-continent depuis 1976 : celui de continuité territoriale, qui a théoriquement pour ambition d’effacer les surcoûts procédant de l’insularité. Comme nous l’avons vu dans la première contribution de cette série, ce principe, déjà validé en 1937, fut remis en cause sous le régime de Vichy, et la IVe République ne l’a pas rétabli. Le service public de transports maritimes fut bien confié, en 1948, à la Compagnie générale transatlantique – surnommée Transat –, société d’économie mixte dont le capital était détenu à plus de 80% par l’État. Néanmoins, les récriminations relatives aux prix pratiqués étaient récurrentes.
Les nouveaux défis du transport maritime
De façon générale, à compter des années 1950 le transport public maritime s’est trouvé face à de nouveaux défis l’obligeant à se réinventer. Au niveau de la Corse, il convient de considérer :
1/ Le grave sous-développement de l’île et le confondant différentiel de prix avec le continent, qui s’élevait à non moins de 30% suivant le député communiste Cermolacce. Or, le programme d’action régionale, adopté par le gouvernement en 1957, rattachait directement ces problèmes à la question des transports. On y reconnaissait que le coût de la vie était « beaucoup plus élevé que dans les départements français les plus défavorisés », et on affirmait notamment « la nécessité de profondes réformes, susceptibles de réduire dans de très appréciables proportions les frais d'approche Corse-continent ».
2/ La forte expansion du tourisme, dont le même programme d’action régionale voulait faire « le levier de la renaissance corse ». Suivant les estimations de Janine Renucci, la Corse a accueilli 60000 touristes en 1952, 130000 en 1960, 240000 en 1965, et 512000 en 1970. Cependant, le gouvernement voulait aller bien au-delà, puisque selon son schéma d’aménagement de 1971 il espérait jusqu’à 2,2 millions de touristes annuels en 1985.
3/ La croissance, depuis les années 1960, de la contestation régionaliste puis nationaliste, dont une frange a choisi l’usage de moyens violents. Par conséquent, il était plus nécessaire encore de renforcer les liens entre les Corses et la République française. Durant la campagne électorale présidentielle de 1981, Valéry Giscard d’Estaing assurait à Ajaccio que l’avenir de l’île devait reposer sur trois principes : la « personnalité culturelle du peuple corse », la « continuité républicaine » et la « continuité territoriale ».
Au niveau de la France, il convient de souligner les difficultés générales de la marine et des grandes compagnies d’économie mixte contrôlées par l’État, en particulier la fameuse Transat. Il faut spécialement prendre en considération :
1/ La perte de l’empire colonial et des avantages corrélatifs. En 1948, les outre-mer et ex-colonies recevaient 45% des exportations de France continentale, transportées dans un cadre monopolistique qui préparait bien mal les compagnies à la recherche de compétitivité.
2/ La création, en 1957, de la communauté économique européenne [CEE], qui s’orienta immédiatement vers la libéralisation des transports, tout en laissant dans un premier temps de larges marges de manœuvre aux six États membres. Cela permit le développement de nouvelles opportunités pour le commerce extérieur français. La part des échanges avec le reste de la CEE est ainsi passée de 22% en 1958 à 48% en 1970. Néanmoins, cela impliquait aussi le développement de nouvelles concurrences et d’une nette menace contre le modèle des monopoles subventionnés par l’État.
3/ La multiplication des bateaux naviguant sous pavillon de complaisance, choix beaucoup plus économique. Au reste, la France, quoiqu’initialement très hostile, a entendu les aspirations des armateurs et même créé en 1986 un pavillon bis dénommé Kerguelen, beaucoup moins exigeant puisque seulement 35% de l’équipage devait être de nationalité française, sans pour autant empêcher le déclin de sa marine.
En substance, la marine française devait évoluer dans un contexte beaucoup plus compétitif, alors que ses coûts d’exploitation étaient très élevés. En 1964, le secrétaire général à la marine marchande assurait que par rapport aux pavillons allemand et anglais, les équipages français impliquaient un surcoût de 30%. Ainsi, de 1961 à 1971, les effectifs de marins français sont passés de 43200 à 30000. Cela n’a pas généré de troubles sociaux trop nombreux, car l’on constatait une désaffection pour le métier, alors même que les Trente glorieuses étaient très prodigues en opportunités.
Toutefois, la politique de libéralisation des transports, quoique perceptible depuis la fin des années 1960, connaissait de fortes limites. D’un côté, la défense politique et syndicale du pavillon et de l’emploi français demeurait très puissante. D’un autre côté, les compagnies dont l’État était actionnaire majoritaire connaissaient de graves difficultés financières. En 1974, le président de la holding avertissait l’État que la compagnie reliant la Corse et le continent n’avait plus de liquidités, et demandait au même État 200 millions de francs aux fins de restructuration. C’était tout juste un an avant la décision d’instituer le système de continuité territoriale, et cette difficile situation a certainement influencé le choix des autorités politiques.
1/ Le grave sous-développement de l’île et le confondant différentiel de prix avec le continent, qui s’élevait à non moins de 30% suivant le député communiste Cermolacce. Or, le programme d’action régionale, adopté par le gouvernement en 1957, rattachait directement ces problèmes à la question des transports. On y reconnaissait que le coût de la vie était « beaucoup plus élevé que dans les départements français les plus défavorisés », et on affirmait notamment « la nécessité de profondes réformes, susceptibles de réduire dans de très appréciables proportions les frais d'approche Corse-continent ».
2/ La forte expansion du tourisme, dont le même programme d’action régionale voulait faire « le levier de la renaissance corse ». Suivant les estimations de Janine Renucci, la Corse a accueilli 60000 touristes en 1952, 130000 en 1960, 240000 en 1965, et 512000 en 1970. Cependant, le gouvernement voulait aller bien au-delà, puisque selon son schéma d’aménagement de 1971 il espérait jusqu’à 2,2 millions de touristes annuels en 1985.
3/ La croissance, depuis les années 1960, de la contestation régionaliste puis nationaliste, dont une frange a choisi l’usage de moyens violents. Par conséquent, il était plus nécessaire encore de renforcer les liens entre les Corses et la République française. Durant la campagne électorale présidentielle de 1981, Valéry Giscard d’Estaing assurait à Ajaccio que l’avenir de l’île devait reposer sur trois principes : la « personnalité culturelle du peuple corse », la « continuité républicaine » et la « continuité territoriale ».
Au niveau de la France, il convient de souligner les difficultés générales de la marine et des grandes compagnies d’économie mixte contrôlées par l’État, en particulier la fameuse Transat. Il faut spécialement prendre en considération :
1/ La perte de l’empire colonial et des avantages corrélatifs. En 1948, les outre-mer et ex-colonies recevaient 45% des exportations de France continentale, transportées dans un cadre monopolistique qui préparait bien mal les compagnies à la recherche de compétitivité.
2/ La création, en 1957, de la communauté économique européenne [CEE], qui s’orienta immédiatement vers la libéralisation des transports, tout en laissant dans un premier temps de larges marges de manœuvre aux six États membres. Cela permit le développement de nouvelles opportunités pour le commerce extérieur français. La part des échanges avec le reste de la CEE est ainsi passée de 22% en 1958 à 48% en 1970. Néanmoins, cela impliquait aussi le développement de nouvelles concurrences et d’une nette menace contre le modèle des monopoles subventionnés par l’État.
3/ La multiplication des bateaux naviguant sous pavillon de complaisance, choix beaucoup plus économique. Au reste, la France, quoiqu’initialement très hostile, a entendu les aspirations des armateurs et même créé en 1986 un pavillon bis dénommé Kerguelen, beaucoup moins exigeant puisque seulement 35% de l’équipage devait être de nationalité française, sans pour autant empêcher le déclin de sa marine.
En substance, la marine française devait évoluer dans un contexte beaucoup plus compétitif, alors que ses coûts d’exploitation étaient très élevés. En 1964, le secrétaire général à la marine marchande assurait que par rapport aux pavillons allemand et anglais, les équipages français impliquaient un surcoût de 30%. Ainsi, de 1961 à 1971, les effectifs de marins français sont passés de 43200 à 30000. Cela n’a pas généré de troubles sociaux trop nombreux, car l’on constatait une désaffection pour le métier, alors même que les Trente glorieuses étaient très prodigues en opportunités.
Toutefois, la politique de libéralisation des transports, quoique perceptible depuis la fin des années 1960, connaissait de fortes limites. D’un côté, la défense politique et syndicale du pavillon et de l’emploi français demeurait très puissante. D’un autre côté, les compagnies dont l’État était actionnaire majoritaire connaissaient de graves difficultés financières. En 1974, le président de la holding avertissait l’État que la compagnie reliant la Corse et le continent n’avait plus de liquidités, et demandait au même État 200 millions de francs aux fins de restructuration. C’était tout juste un an avant la décision d’instituer le système de continuité territoriale, et cette difficile situation a certainement influencé le choix des autorités politiques.
Un retour attendu
Les gouvernements français ont adopté trois grandes orientations entre 1974 et 1991, relatives au principe même de la continuité territoriale, à son application concrète, et à sa gestion politique.
En premier lieu, après plusieurs années d’incertitude, le principe de continuité territoriale fut officiellement consacré par le gouvernement le 2 septembre 1974. Comme l’expliquait le ministre de l’Intérieur devant l’Assemblée nationale le 3 avril 1975, il réside essentiellement dans « l’assimilation du coût du transport maritime au coût du transport ferroviaire ».
La mise en pratique fut effective au 1er janvier 1976. De façon très symbolique, comme l’explique Patrice Salini, les crédits concernés furent inscrits dans la catégorie des transports terrestres, et l’on créait une nouvelle compagnie maritime, la Société nationale Corse-Méditerranée [SNCM], dont 25% du capital appartenaient à la SNCF.
D’un point de vue politique, ledit principe avait une dimension très intégratrice, pour ne pas dire assimilationniste, ce qui était depuis longtemps présenté comme une exigence. Selon le député communiste Cayol, rapporteur en 1948 d’une proposition de loi relative aux tarifs des lignes maritimes de la Corse, le « fond du problème » était de savoir « si la Corse est ou n’est pas un département métropolitain ».
D’un point de vue économique, le principe pouvait être qualifié de généreux, voire très généreux au regard des évolutions survenues. Le 3 avril 1975, le ministre de l’Intérieur affirmait que le coût annuel de la continuité territoriale Corse-continent se situerait entre 28 et 32 millions de francs, soit – si l’on ose la conversion – entre 4,27 et 4,88 millions d’euros. En réalité, les montants ont immédiatement été très supérieurs et n’ont cessé de croître, a fortiori lorsque le transport aérien a été concerné lui aussi, à compter de 1979. Le coût du dispositif s’est élevé à 11,6 millions d’euros en 1976, 25 millions en 1977, 38,1 en 1978, 46,6 en 1980, 84,2 en 1982, 103 en 1985…
Dès le départ, il était évident que le principe d’alignement des prix ferroviaire/maritime (puis aérien) comportait des risques financiers. Plus il y aurait de rotations entre la Corse et le continent, plus les coûts seraient élevés. L’État en avait normalement conscience, puisque suivant le schéma d’aménagement de 1971, à l’horizon 1985 le nombre de touristes devait être multiplié par au moins 4,4, et la population résidente devait augmenter de 60%.
En premier lieu, après plusieurs années d’incertitude, le principe de continuité territoriale fut officiellement consacré par le gouvernement le 2 septembre 1974. Comme l’expliquait le ministre de l’Intérieur devant l’Assemblée nationale le 3 avril 1975, il réside essentiellement dans « l’assimilation du coût du transport maritime au coût du transport ferroviaire ».
La mise en pratique fut effective au 1er janvier 1976. De façon très symbolique, comme l’explique Patrice Salini, les crédits concernés furent inscrits dans la catégorie des transports terrestres, et l’on créait une nouvelle compagnie maritime, la Société nationale Corse-Méditerranée [SNCM], dont 25% du capital appartenaient à la SNCF.
D’un point de vue politique, ledit principe avait une dimension très intégratrice, pour ne pas dire assimilationniste, ce qui était depuis longtemps présenté comme une exigence. Selon le député communiste Cayol, rapporteur en 1948 d’une proposition de loi relative aux tarifs des lignes maritimes de la Corse, le « fond du problème » était de savoir « si la Corse est ou n’est pas un département métropolitain ».
D’un point de vue économique, le principe pouvait être qualifié de généreux, voire très généreux au regard des évolutions survenues. Le 3 avril 1975, le ministre de l’Intérieur affirmait que le coût annuel de la continuité territoriale Corse-continent se situerait entre 28 et 32 millions de francs, soit – si l’on ose la conversion – entre 4,27 et 4,88 millions d’euros. En réalité, les montants ont immédiatement été très supérieurs et n’ont cessé de croître, a fortiori lorsque le transport aérien a été concerné lui aussi, à compter de 1979. Le coût du dispositif s’est élevé à 11,6 millions d’euros en 1976, 25 millions en 1977, 38,1 en 1978, 46,6 en 1980, 84,2 en 1982, 103 en 1985…
Dès le départ, il était évident que le principe d’alignement des prix ferroviaire/maritime (puis aérien) comportait des risques financiers. Plus il y aurait de rotations entre la Corse et le continent, plus les coûts seraient élevés. L’État en avait normalement conscience, puisque suivant le schéma d’aménagement de 1971, à l’horizon 1985 le nombre de touristes devait être multiplié par au moins 4,4, et la population résidente devait augmenter de 60%.
Du neuf avec du vieux ?
En second lieu, une redéfinition des modalités des transports maritimes Corse-continent a été jugée indispensable. Pour le gouvernement, même dans un contexte de libre concurrence, les sommes consacrées à la continuité territoriale ne pouvaient profiter à n’importe quel acteur.
Cela pouvait sembler paradoxal dans un contexte de libération de la politique des transports, avec un Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, selon lequel « la concentration du pouvoir économique entre les mains de l'État [est] incompatible avec une structure pluraliste de la société », et « tout monopole est un abus potentiel. La collectivité, qui a besoin pour cela de l’appui de l’opinion, doit le combattre et l’éliminer » (Démocratie française, 1976).
Malgré cela, les modalités d’exercice de la continuité territoriale furent directement inspirées de la tradition étatiste du service public en France :
1/ Le monopole d’exploitation, qui pour le transport maritime a été initialement attribué pour une période de non moins de 25 ans.
2/ L’attribution d’une subvention pour l’exploitation du service.
3/ Le statut public des principaux opérateurs. Du côté du maritime, c’est la SNCM, nouvelle compagnie maritime entièrement sous contrôle étatique, était en charge du service public. Du côté de l’aérien, Air France et Air Inter, elles aussi intégralement du ressort étatique, furent les premières compagnies délégataires du service public, et ce choix fut confirmé par l’Assemblée de Corse le 4 janvier 1986. Cependant, la même Assemblée choisira en 1989 de soutenir la création d’une compagnie aérienne régionale, la CCM (rebaptisée Air Corsica en 2010), société d’économie mixte dont le capital est contrôlé par les élus régionaux.
À l’évidence, ceux qui ont imaginé et organisé ce système n’étaient pas principalement focalisés sur la rationalité économique. Bien que la population de la Corse fût d’environ 228000 habitants, sept ports et quatre aéroports ont bénéficié de rotations et vols subventionnés, plus que la Sardaigne voisine, trois fois plus étendue et environ six fois plus peuplée. Ils n’étaient guère plus inspirés par les critiques du mouvement contestataire en Corse. Selon Patrice Salini, « la question posée au départ n’est pas celle de la desserte de la Corse mais bien celle de l’avenir d’un armement public. »
Néanmoins, on ne peut se limiter à invoquer une tradition française et/ou des risques de conflits sociaux. D’un côté, la difficile situation financière des compagnies maritimes publiques a favorisé la création d’un nouveau monopole, de façon à ce que l’argent public aille majoritairement à des entreprises publiques. D’un autre côté, on semblait croire que la contestation nationaliste ne pourrait durer, et que le développement économique de l’île, notamment permis par la continuité territoriale, la délégitimerait de façon décisive.
Ajoutons enfin que dans le contexte de l’époque, cette politique étatiste n’a guère subi de critiques. On considérait encore souvent que dans le secteur des transports le monopole était un modèle parfaitement opportun. Ne fût-ce que pour des questions d’économies d’échelle, il semblait cohérent d’éviter une mise en concurrence qui aurait fragmenté l’offre de transports et ainsi fragilisé le service public.
Cela pouvait sembler paradoxal dans un contexte de libération de la politique des transports, avec un Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, selon lequel « la concentration du pouvoir économique entre les mains de l'État [est] incompatible avec une structure pluraliste de la société », et « tout monopole est un abus potentiel. La collectivité, qui a besoin pour cela de l’appui de l’opinion, doit le combattre et l’éliminer » (Démocratie française, 1976).
Malgré cela, les modalités d’exercice de la continuité territoriale furent directement inspirées de la tradition étatiste du service public en France :
1/ Le monopole d’exploitation, qui pour le transport maritime a été initialement attribué pour une période de non moins de 25 ans.
2/ L’attribution d’une subvention pour l’exploitation du service.
3/ Le statut public des principaux opérateurs. Du côté du maritime, c’est la SNCM, nouvelle compagnie maritime entièrement sous contrôle étatique, était en charge du service public. Du côté de l’aérien, Air France et Air Inter, elles aussi intégralement du ressort étatique, furent les premières compagnies délégataires du service public, et ce choix fut confirmé par l’Assemblée de Corse le 4 janvier 1986. Cependant, la même Assemblée choisira en 1989 de soutenir la création d’une compagnie aérienne régionale, la CCM (rebaptisée Air Corsica en 2010), société d’économie mixte dont le capital est contrôlé par les élus régionaux.
À l’évidence, ceux qui ont imaginé et organisé ce système n’étaient pas principalement focalisés sur la rationalité économique. Bien que la population de la Corse fût d’environ 228000 habitants, sept ports et quatre aéroports ont bénéficié de rotations et vols subventionnés, plus que la Sardaigne voisine, trois fois plus étendue et environ six fois plus peuplée. Ils n’étaient guère plus inspirés par les critiques du mouvement contestataire en Corse. Selon Patrice Salini, « la question posée au départ n’est pas celle de la desserte de la Corse mais bien celle de l’avenir d’un armement public. »
Néanmoins, on ne peut se limiter à invoquer une tradition française et/ou des risques de conflits sociaux. D’un côté, la difficile situation financière des compagnies maritimes publiques a favorisé la création d’un nouveau monopole, de façon à ce que l’argent public aille majoritairement à des entreprises publiques. D’un autre côté, on semblait croire que la contestation nationaliste ne pourrait durer, et que le développement économique de l’île, notamment permis par la continuité territoriale, la délégitimerait de façon décisive.
Ajoutons enfin que dans le contexte de l’époque, cette politique étatiste n’a guère subi de critiques. On considérait encore souvent que dans le secteur des transports le monopole était un modèle parfaitement opportun. Ne fût-ce que pour des questions d’économies d’échelle, il semblait cohérent d’éviter une mise en concurrence qui aurait fragmenté l’offre de transports et ainsi fragilisé le service public.
La régionalisation de la gestion du service public
En troisième lieu, la gestion de la continuité territoriale et des obligations de service public a été progressivement confiée aux institutions régionales. La loi du 31 juillet 1982, consacrée aux compétences de la région de Corse, renvoyait d’abord à une convention quinquennale entre l’État et la région le soin de définir « les modalités d’organisation des transports maritimes et aériens entre l’île et le continent, en particulier en matière de desserte et de tarifs ».
Ensuite, elle créait, « sous la forme d’un établissement public à caractère industriel et commercial, un office des transports de la région de Corse ». Enfin, elle précisait que, sur la base de la convention passée avec l’État, « des conventions entre l’office des transports de la région de Corse et les compagnies concessionnaires définissent les tarifs, les conditions d’exécution et la qualité du service ainsi que leurs modalités de contrôle ».
Indubitablement, les libertés régionales restaient bien encadrées. Au-delà de la convention devant être passée avec l’État, la même loi imposait de réserver l’exécution des transports à « des compagnies maritimes dont la flotte est immatriculée en France » – écartant donc a priori la Corsica Ferries – et à des « compagnies aériennes titulaires d’une autorisation ou d’un agrément délivrés par le ministre chargé des transports ».
Dans un second temps, la loi du 13 mai 1991, créant la nouvelle collectivité territoriale de Corse [CTC] a ouvert la possibilité d’étendre le service public aérien à « toute destination de la France continentale ». Ainsi, dès septembre 1992, six mois après la mise en place effective de la CTC, l’Assemblée de Corse décidera l’application du principe de continuité territoriale aux lignes reliant Paris et la Corse.
Cette même loi a aussi, et peut-être surtout, placé l’office des transports de la Corse [OTC] sous la tutelle de la CTC, indexé le montant de la dotation de continuité territoriale sur l’évolution de la dotation globale de fonctionnement [DGF] de la CTC, et supprimé l’exigence d’une convention avec l’État pour définir les modalités d’organisation des transports maritimes et aériens. Cela étant, on a encore accru la dissociation du financeur et de l’administrateur du service public.
Depuis l’origine, la continuité territoriale a été financée par l’État, et jusqu’à 2009 son montant augmentait chaque année au rythme de la DGF. De la sorte, l’OTC devait gérer une très importante quantité d’argent sur laquelle il n’avait aucune prise, et dont le montant croissait automatiquement et indépendamment de son utilisation. Dans ces conditions-là, on peut difficilement s’étonner qu’il n’ait guère cherché à réduire les dépenses.
Néanmoins, on peut aussi probablement parler d’une gestion imprudente. Par exemple, la Cour des comptes constata qu’entre 2001 et 2009, « les montants versés aux opérateurs ont progressé à un rythme près de deux fois plus rapide que la progression de la dotation de continuité territoriale reçue ».
Or, les élus corses vont rapidement se trouver face à de nouvelles données qu’ils n’ont pas su ou pas voulu anticiper, et qui vont leur causer de lourds tracas. D’une part, la fin de l’indexation de la dotation de continuité sur la DGF, décidée en 2008 et appliquée dès 2009, causant rapidement d’importants déficits à l’OTC. D’autre part, la politique de libéralisation des transports impulsée et défendue par les institutions européennes, symbolisée par le règlement du 7 décembre 1992, va avoir des impacts de plus en plus profonds. La crise et la disparition de la SNCM en sont naturellement les mieux connus, mais il ne fait nul doute que les mutations enclenchées sont beaucoup plus générales et que si le principe de continuité territoriale demeure, le système mis en place en 1976 n’est plus qu’un souvenir.
(À suivre)
Ensuite, elle créait, « sous la forme d’un établissement public à caractère industriel et commercial, un office des transports de la région de Corse ». Enfin, elle précisait que, sur la base de la convention passée avec l’État, « des conventions entre l’office des transports de la région de Corse et les compagnies concessionnaires définissent les tarifs, les conditions d’exécution et la qualité du service ainsi que leurs modalités de contrôle ».
Indubitablement, les libertés régionales restaient bien encadrées. Au-delà de la convention devant être passée avec l’État, la même loi imposait de réserver l’exécution des transports à « des compagnies maritimes dont la flotte est immatriculée en France » – écartant donc a priori la Corsica Ferries – et à des « compagnies aériennes titulaires d’une autorisation ou d’un agrément délivrés par le ministre chargé des transports ».
Dans un second temps, la loi du 13 mai 1991, créant la nouvelle collectivité territoriale de Corse [CTC] a ouvert la possibilité d’étendre le service public aérien à « toute destination de la France continentale ». Ainsi, dès septembre 1992, six mois après la mise en place effective de la CTC, l’Assemblée de Corse décidera l’application du principe de continuité territoriale aux lignes reliant Paris et la Corse.
Cette même loi a aussi, et peut-être surtout, placé l’office des transports de la Corse [OTC] sous la tutelle de la CTC, indexé le montant de la dotation de continuité territoriale sur l’évolution de la dotation globale de fonctionnement [DGF] de la CTC, et supprimé l’exigence d’une convention avec l’État pour définir les modalités d’organisation des transports maritimes et aériens. Cela étant, on a encore accru la dissociation du financeur et de l’administrateur du service public.
Depuis l’origine, la continuité territoriale a été financée par l’État, et jusqu’à 2009 son montant augmentait chaque année au rythme de la DGF. De la sorte, l’OTC devait gérer une très importante quantité d’argent sur laquelle il n’avait aucune prise, et dont le montant croissait automatiquement et indépendamment de son utilisation. Dans ces conditions-là, on peut difficilement s’étonner qu’il n’ait guère cherché à réduire les dépenses.
Néanmoins, on peut aussi probablement parler d’une gestion imprudente. Par exemple, la Cour des comptes constata qu’entre 2001 et 2009, « les montants versés aux opérateurs ont progressé à un rythme près de deux fois plus rapide que la progression de la dotation de continuité territoriale reçue ».
Or, les élus corses vont rapidement se trouver face à de nouvelles données qu’ils n’ont pas su ou pas voulu anticiper, et qui vont leur causer de lourds tracas. D’une part, la fin de l’indexation de la dotation de continuité sur la DGF, décidée en 2008 et appliquée dès 2009, causant rapidement d’importants déficits à l’OTC. D’autre part, la politique de libéralisation des transports impulsée et défendue par les institutions européennes, symbolisée par le règlement du 7 décembre 1992, va avoir des impacts de plus en plus profonds. La crise et la disparition de la SNCM en sont naturellement les mieux connus, mais il ne fait nul doute que les mutations enclenchées sont beaucoup plus générales et que si le principe de continuité territoriale demeure, le système mis en place en 1976 n’est plus qu’un souvenir.
(À suivre)