Or si cette interrogation revient avec insistance, c’est sans doute parce que certain suppôts du système jugent opportun d’en finir avec la question nationale corse. En cela, ils se trompent à double titre et d’abord du point de vue de l’analyse politique. Ensuite parce qu’ils ne savent pas que, en dépit des aléas de la lutte de son peuple, le Corse entretient avec sa terre un rapport charnel le définissant en tant que Corse et conditionnant les évolutions inhérentes à toute société. Un rapport charnel qui échappe à la raison, un postulat qu’il convient de poser préalablement à toute réflexion sur la culture des Corses. A fortiori quand il s’agit de théâtre car, si l’irrationnel est la marque la plus certaine de cette culture, c’est aussi ce qui définit le plus sûrement la notion de théâtre à condition de savoir évacuer sans retenue les clichés pourraient faire douter de l’origine magique de sa constitution.
Lieu du sacré et communauté
Ceci est corroboré de la meilleure des façons par l’usage de la langue corse qui préfère poser la question di qual’ sè ? Plutôt que de se soucier de l’identité administrative. Si l’un de ces liens devait être rompu, le Corse cesserait d’être corse, ce qui n’est pas sans rappeler le destin tragique des héros grecs : mourir est bien plus acceptable que de ne plus être. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons qui font que ce peuple a su défier les lois d’une histoire qui l’avait depuis longtemps condamné.
C’est la culture populaire des Corses qui peut nous renvoyer à la tragédie grecque et non l’inverse. Si le mazzeru de a Rimigna peut faire songer au Tirésias de l’Antigone de Sophocle, c’est qu’ils ont tous deux en commun le pouvoir de communiquer avec l’invisible. Mais il pourrait tout aussi bien rappeler le fou du film Chronique des années de braise qui possède le même don de voyance. En fait, ces personnages sont issus d’un fonds culturel méditerranéen ancien, d’un temps qui a connu une intense circulation des idées, ses croyances et des avoirs que chaque peuple, avec son génie propre, a su développer en son lieu. Mais la mémoire de l’homme, elle, demeure une mémoire nomade.
L’être collectif corse et le tragique
Une construction intellectuelle hasardeuse voudrait que le sud de la Corse en particulier le Taravu et la Rocca, certainement en raison d’une plus forte permanence de pratiques médico-magiques, soit le lieu privilégié du tragique et que le nord soit davantage sensible à des formes théâtrales plus légères inspirées en l’occurrence de la commedia dell’arte. Cette affirmation ne recouvre aucune réalité. Si les élites corses ont longtemps fréquenté l’Italie, elles n’en ont pas pour autant rapporté des modes artistiques capables de modifier durablement les sensibilités. La culture populaire des Corses est demeurée en grande partie imperméable aux cultures savantes, aussi brillantes soient-elles, tel le Rinascimento. Les invasions successives ont bien sûr atteint la culture populaire mais sans jamais arriver à la priver de son substrat ancien. En modifiant la langue, la latinisation de la Corse a inévitablement introduit une autre manière d’appréhender le monde mais sans jamais arriver à effacer les strates de l’antique civilisation. Le christianisme lui-même a dû, pour être accepté, composer avec les anciennes croyances. En somme, le Corse a su préserver l’essence de son être collectif. Aussi, cette vision, schizophrénique, de la Corse est non seulement erronée mais aussi dangereuse. Au prétexte d’influences restant à prouver, elle mutile l’être collectif corse en l’amputant de ce qui le détermine le plus sûrement, le tragique.
Un autre cliché non moins péremptoire laisserait entendre que la beauté mortifère de la Corse empêcherait la réalisation de toute expression créatrice. On peut admettre que la nature où circulent tant d’énergies invisibles nous semble parfois plus habitée que l’Olympe et nous incite plus qu’ailleurs à la méditation. Mais elle nous rappelle surtout la futilité d’un art qui aurait oublié l’élément magique de sa constitution, un art qui n’aurait plus d’autre fonction que de témoigner de l’évolution des cultures et des civilisations. Pour qui sait l’entendre, cette nature nous met simplement en garde contre la tentation de s’en remettre à l’hégémonie de la pensée pour déchiffrer le monde qui est le nôtre. Et ceci nous renvoie nécessairement à la fonction initiale de l’art.
La Corse perçue comme le territoire du sacré a déterminé la nature de notre travail, son évolution, ses ambitions. Le théâtre nous semblait être un espace propice à l’affirmation de notre attachement irraisonné à ce pays, le moyen le plus apte à nous conduire, via un parcours initiatique à l’invraisemblable, là où la raison se perd, où s’arrête l’investigation scientifique, là où le théâtre prend précisément sa source : le mythe, seule réponse acceptable à l’énigme corse. Notre travail s’est donc articulé autour du mythe. Non pas avec le souci de le représenter, mas bien avec l’ambition de le re-créer par les moyens que nous offre le théâtre ; en sollicitant la mémoire affective des acteurs et en les invitant à proposer par leur action collective le rituel qui seul peut conduire à la connaissance du mythe. Ainsi confronté tour à tour aux mythes fondateurs et aux mythes modernes, notre travail, à travers une quête obsessionnelle de l’origine du théâtre, doit d’abord être compris comme un engagement pour la Corse.
In Par delà le théâtre, Dominique Tognotti, 2010, éditions Dumane.
Pour aller plus loin
1973 : U Fiatu
1974 : A Rimigna
1980 : A Cabia
1981-82 : Innò
1982-1983 : Prima tù
1983-84 : Sogni di Soli
1991 : Missa pà i ghjuvannali
Un mémoire de recherche sur son travail est disponible ici.