Cette architecture extraterrestre ne pose pas que des problèmes d’ordre esthétique ; c’est l’un des multiples symptômes d’un phénomène beaucoup plus général, et caractéristique de la modernité, que j’appelle la déterrestration. Ce phénomène, qui tend à priver l’humanité de son assise terrestre, est potentiellement fatal ; et c’est aussi de ce point de vue que je parlerai d’architecture E.T. .
Il va sans dire que l’inverse d’une architecture descendue des étoiles, c’est une architecture qui monterait de la terre. Ce qui vient immédiatement à l’esprit, c’est l’architecture vernaculaire, toutes ces formes d’architectures enracinées localement que Bernard Rudofsky, dans un livre fameux, a appelé A rchitecture sans architectes. La question, c’est de savoir, sans tomber dans le pastiche du néo-vernaculaire, et sans nous borner au matérialisme pour lequel, par définition, un édifice monte toujours du plancher des vaches, si nous sommes encore capables de faire monter une architecture de la Terre.
La question est plus complexe encore ; car en réalité, il ne s’agit pas d’une alternative entre une architecture qui descendrait des étoiles et une architecture qui monterait de la Terre. L’essence de l’architecture […] conjoint les deux à la fois – chose difficile à penser, mais qui pourra nous être inspirée par une formule célèbre du paysagiste Michel Corajoud : "le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent". L’essence de l’architecture ce serait justement d’être « paysagère » en ce sens, à savoir justement de faire toucher le ciel et la terre ; et cela, c’est autre chose qu’une simple définition optique, c’est-à-dire le découpage d’une certaine forme sur la ligne d’horizon. C’est quelque chose qui touche au principe même de l’existence, la nôtre comme celle de la réalité qui nous entoure. Pour le saisir, il faut un concept à la fois d’ordre ontologique et logique : « ontologique », parce que cela touche à l’existence ; et « logique », parce qu’il faut une logique particulière – une logique du tiers inclus – pour comprendre que l’architecture puisse à la fois descendre des étoiles et monter de la Terre. C’est cela que je vous proposerai aujourd’hui de nommer « trajection ».
J’ai utilisé pour la première fois ce terme de trajection dans un livre publié en 1984 […] qui portait sur le milieu nippon. Il me fallut en effet ce néologisme pour comprendre que la réalité de leur milieu, pour les Japonais, ne relevait ni seulement des données objectives de l’environnement, ni seulement de projections subjectives sur cet environnement, mais des deux à la fois. Cette réalité n’était donc ni simplement objective, ni simplement subjective ; elle était trajective, et résultait d’une longue histoire où nature et culture s’étaient en quelque sorte co-suscitées l’une l’autre. Ce processus complexe, c’est ce que j’ai appelé trajection.
Je vais aujourd’hui essayer de démontrer que, par essence, l’architecture est une trajection, et comment cela est possible à la fois ontologiquement et logiquement, autrement dit onto-logiquement. […].
Il y a une quinzaine d’années, Rem Koolhaas terminait un article sur ce qu’il a baptisé junkspace (l’espace foutoir) par la phrase suivante : « The cosmetic in the new cosmic ». Quoique ne traitant pas de littérature mais d’architecture et d’espace urbain, ce texte en lui-même était un parfait exemple d’espace foutoir, sans le moindre alinéa en quinze pages et sans perceptible structuration de la prose, qui se contentait de décharger une longue salve d’assertions comme les suivantes : « Il [i.e. l’espace foutoir] remplace la hiérarchie par l’accumulation, la composition par l’addition. Plus et plus, plus est plus », « L’espace foutoir est au-delà de la mesure, au-delà du code », « Il n’a pas de forme, seulement prolifération », «L’espace foutoir est une toile sans araignée », « L’idée qu’une profession [i.e. les architectes] dictaient naguère, ou du moins croyaient prédire les mouvements des gens, voilà qui paraît risible, ou pire, impensable », « une politique de désarroi systématique », et ainsi de suite. Inutile de gloser que cette « politique de désarroi systématique » est celle que revendique haut et fort Koolhaas lui-même, non seulement dans son écriture mais dans son architecture.
Mais comment est-il devenu possible d’exalter ainsi l’espace foutoir, en assumant, délibérément une «politique de désarroi systématique », alors que – comme Koolhaas l’écrit lui-même – l’on avait pendant des millénaires travaillé en vue de la permanence, des axialités, des relations et des proportions ?
[…]
Effectivement, avant le règne de l’espace foutoir, toutes les civilisations, chacune à sa manière et dans son propre monde, ont mis l’espace en ordre – l’ont cosmisé –, créant ainsi leur propre spatialité. Cette mise en ordre, c’est ce que voulait dire le grec kosmos et le latin mundus, dont je rapprocherais volontiers, en ancien français, arroi et le verbe arreyer : disposer les choses, orner le corps, gouverner la société en correspondance avec l’ordre suprême de l’univers, pour instaurer un monde humain, c’est-à-dire le contraire du chaos. De là justement le lien étymologique entre cosmique et cosmétique, qui permet à Koolhaas de terminer son texte sur le jeu de mots « The cosmetic is the new cosmic ».
De nos jours, il y a là effectivement plus qu’un jeu de mots, car ces deux adjectifs relèvent de deux dimensions antithétiques : d’un côté un ordre fondamental et général, de l’autre un ornement personnel, superficiel et vain ; mais le fait est que dans les sociétés traditionnelles, ces deux dimensions étaient intégrées dans une seule et même cosmicité, qui était celle d’un monde, le kosmos. C’est dire que le cosmétique référait au cosmique, et que le cosmique se révélait à travers le cosmétique, dans une évidente relation mutuelle.
Il va sans dire que l’inverse d’une architecture descendue des étoiles, c’est une architecture qui monterait de la terre. Ce qui vient immédiatement à l’esprit, c’est l’architecture vernaculaire, toutes ces formes d’architectures enracinées localement que Bernard Rudofsky, dans un livre fameux, a appelé A rchitecture sans architectes. La question, c’est de savoir, sans tomber dans le pastiche du néo-vernaculaire, et sans nous borner au matérialisme pour lequel, par définition, un édifice monte toujours du plancher des vaches, si nous sommes encore capables de faire monter une architecture de la Terre.
La question est plus complexe encore ; car en réalité, il ne s’agit pas d’une alternative entre une architecture qui descendrait des étoiles et une architecture qui monterait de la Terre. L’essence de l’architecture […] conjoint les deux à la fois – chose difficile à penser, mais qui pourra nous être inspirée par une formule célèbre du paysagiste Michel Corajoud : "le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent". L’essence de l’architecture ce serait justement d’être « paysagère » en ce sens, à savoir justement de faire toucher le ciel et la terre ; et cela, c’est autre chose qu’une simple définition optique, c’est-à-dire le découpage d’une certaine forme sur la ligne d’horizon. C’est quelque chose qui touche au principe même de l’existence, la nôtre comme celle de la réalité qui nous entoure. Pour le saisir, il faut un concept à la fois d’ordre ontologique et logique : « ontologique », parce que cela touche à l’existence ; et « logique », parce qu’il faut une logique particulière – une logique du tiers inclus – pour comprendre que l’architecture puisse à la fois descendre des étoiles et monter de la Terre. C’est cela que je vous proposerai aujourd’hui de nommer « trajection ».
J’ai utilisé pour la première fois ce terme de trajection dans un livre publié en 1984 […] qui portait sur le milieu nippon. Il me fallut en effet ce néologisme pour comprendre que la réalité de leur milieu, pour les Japonais, ne relevait ni seulement des données objectives de l’environnement, ni seulement de projections subjectives sur cet environnement, mais des deux à la fois. Cette réalité n’était donc ni simplement objective, ni simplement subjective ; elle était trajective, et résultait d’une longue histoire où nature et culture s’étaient en quelque sorte co-suscitées l’une l’autre. Ce processus complexe, c’est ce que j’ai appelé trajection.
Je vais aujourd’hui essayer de démontrer que, par essence, l’architecture est une trajection, et comment cela est possible à la fois ontologiquement et logiquement, autrement dit onto-logiquement. […].
Il y a une quinzaine d’années, Rem Koolhaas terminait un article sur ce qu’il a baptisé junkspace (l’espace foutoir) par la phrase suivante : « The cosmetic in the new cosmic ». Quoique ne traitant pas de littérature mais d’architecture et d’espace urbain, ce texte en lui-même était un parfait exemple d’espace foutoir, sans le moindre alinéa en quinze pages et sans perceptible structuration de la prose, qui se contentait de décharger une longue salve d’assertions comme les suivantes : « Il [i.e. l’espace foutoir] remplace la hiérarchie par l’accumulation, la composition par l’addition. Plus et plus, plus est plus », « L’espace foutoir est au-delà de la mesure, au-delà du code », « Il n’a pas de forme, seulement prolifération », «L’espace foutoir est une toile sans araignée », « L’idée qu’une profession [i.e. les architectes] dictaient naguère, ou du moins croyaient prédire les mouvements des gens, voilà qui paraît risible, ou pire, impensable », « une politique de désarroi systématique », et ainsi de suite. Inutile de gloser que cette « politique de désarroi systématique » est celle que revendique haut et fort Koolhaas lui-même, non seulement dans son écriture mais dans son architecture.
Mais comment est-il devenu possible d’exalter ainsi l’espace foutoir, en assumant, délibérément une «politique de désarroi systématique », alors que – comme Koolhaas l’écrit lui-même – l’on avait pendant des millénaires travaillé en vue de la permanence, des axialités, des relations et des proportions ?
[…]
Effectivement, avant le règne de l’espace foutoir, toutes les civilisations, chacune à sa manière et dans son propre monde, ont mis l’espace en ordre – l’ont cosmisé –, créant ainsi leur propre spatialité. Cette mise en ordre, c’est ce que voulait dire le grec kosmos et le latin mundus, dont je rapprocherais volontiers, en ancien français, arroi et le verbe arreyer : disposer les choses, orner le corps, gouverner la société en correspondance avec l’ordre suprême de l’univers, pour instaurer un monde humain, c’est-à-dire le contraire du chaos. De là justement le lien étymologique entre cosmique et cosmétique, qui permet à Koolhaas de terminer son texte sur le jeu de mots « The cosmetic is the new cosmic ».
De nos jours, il y a là effectivement plus qu’un jeu de mots, car ces deux adjectifs relèvent de deux dimensions antithétiques : d’un côté un ordre fondamental et général, de l’autre un ornement personnel, superficiel et vain ; mais le fait est que dans les sociétés traditionnelles, ces deux dimensions étaient intégrées dans une seule et même cosmicité, qui était celle d’un monde, le kosmos. C’est dire que le cosmétique référait au cosmique, et que le cosmique se révélait à travers le cosmétique, dans une évidente relation mutuelle.
in Descendre des étoiles, monter de la Terre, Editions Eoliennes.