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Ce que cuisiner veut dire en Corse... comme ailleurs en Europe (2ème partie)



Jean-Michel Sorba poursuit la lecture de l’ouvrage de Kaufmann, Casseroles, amour et crises. Il y est question de pluralité des prises alimentaires, des contextes, des interactions mais également de permanences qui font du repas une instance primordiale des sociabilités domestiques. Pour le sociologue, la cuisine est toujours une relation passionnelle entre les convives, les produits, les situations et en ce sens un moteur de l’organisation sociale et de la création culturelle. Et l'analyse des mutations de la société corse y trouve un cadre efficace.



Raymond Depardon
Raymond Depardon
En évoquant les conduites, les stratégies et les tactiques qui s’expriment au cours des repas, Kaufmann introduit le sujet et ses rapports au groupe aux différentes étapes de la vie. Il nous invite à suivre des trajectoires de vie d’individus-consommateurs. À chaque « épisode biographique », correspond un rapport particulier à l’alimentation qui oscille entre le repas conventionnel et le repas rapide.
Ainsi, l’adolescent partage sans difficulté une prise alimentaire autonome et le repas familial. Plus tard, pour le jeune adulte, la jouissance de l’indépendance s’exprime par une prise de nourriture anarchique, « un picorage en solo », dans laquelle le plateau-repas et le frigidaire sont les seuls éléments organisateurs de l’alimentation.
 
Une socialisation qui éloigne du repas et une alimentation prétexte à la révolte devraient faire du jeune adulte un réfractaire définitif à toute forme de repas en commun. Kaufmann montre précisément le contraire. Après une courte période où le jeune adulte donne libre cours à sa liberté alimentaire (quelquefois entrecoupée de repas chez les parents le week-end ou pendant les fêtes…), la rencontre et les premiers temps de la constitution conjugale réactivent le repas formel qui pour un temps sert l’ancrage du couple.
Dans les premiers temps, l’engagement amoureux et les épreuves de séduction puis l’assurance de la stabilité du couple sont recherchés dans le partage alimentaire. Même en duo, les repas fabriquent du lien et sont l’occasion d’une réassurance quotidienne des sentiments entre conjoints. Et là, nous dit Kaufmann, le repas stabilisateur ne suffit plus, pire, en créant l’ennui il fait naître l’envie irrésistible de faire famille.
L’institutionnalisation du repas reprend un sens nouveau et un nouvel élan avec la naissance du premier enfant. Il faut « équiper » le repas au sens propre (cocote minute, congélateurs, robots de cuisine) comme au sens figuré (horaires, climat, disponibilité). Le contenu alimentaire, les manières de table, les conventions changent. Eduquer et nourrir deviennent les nouvelles directions du repas de famille.
 
Le détachement des parents réunis autour de leur progéniture crée un syndrome « du nid vide » chez les parents. Une période d’intense réflexivité les incline au repos puis à la recherche de la reconstitution du repas familial à l’occasion « d’agapes familiales » recherchées également par des parents en quête de repères et des goûts originels. Pour être complet, Kaufman décrit la particularité des célibataires qui combinent des moments de mangeur grignoteur et de frigos avec des moments de rencontre amicale et familiale au cours de repas structurés.
La piste poursuivie par Kaufmann, le repas comme fondement des liens familiaux et plus généralement de la constitution du groupe, est enrichie par la notion de repas-épreuve. Ainsi en est-il du rituel de présentation du futur conjoint à la famille. Au cours du repas de présentation se joue une partie de la future vie de couple ; les manières de table, les conversations, tous les indices liés à la situation de face à face constituent autant de tests et de mises à l’épreuve des liens. L’issue très incertaine fait du repas un rite de passage particulièrement sélectif.
Une deuxième illustration du repas comme épreuve de formation du groupe nous est fournie par le repas d’invitation amicale. Présenté sous les abords d’une convivialité légère dénuée d’enjeux, Kaufmann met en évidence au contraire comment la réussite du repas, notamment des conversations qui s’y déroulent, va décider de la définition du groupe, de ses contours, de sa solidité et finalement de son avenir.
 
L’auteur parvient définitivement à nous convaincre du rôle du repas comme « architecte de la vie familiale » lorsqu’il étaye les interactions sociales en montrant comment les objets et les équipements matériels du repas constituent des « instruments de fabrication du lien ». D’évidence, le frigidaire, la table, le plateau-repas, la télévision, le four à micro-ondes nous parlent et nous guident pour comprendre le poids de l’alimentation et au-delà les ressorts qui font se mouvoir la famille contemporaine de Corse et d’ailleurs.
Ainsi, on apprend à quel point l’histoire de la table est mêlée à l’institutionnalisation du repas, à ses transformations et aux développements qui l’on conduit à sa forme actuelle. Autel sacrificiel à ses premiers usages, la table symbolise et matérialise la transformation du repas au cours des âges. Le repas emprunte deux directions, une sacralisation religieuse et une sécularisation encadrée par le dogme monothéiste. De là, la table à banquet puis son effacement jusqu’à sa reprise bourgeoise, policée et morale du XIXe siècle.
La « seconde modernité » décrite par Kaufmann comme une période d’individualisation et de réflexivité intense débouche sur un éclatement des formes et des usages de la table (table de cuisine, de salon, de jardin, fixe, mobile, collective, individuelle…). La généralisation de son usage aux sociétés qui en été dépourvue démontre sa puissance de structuration du lien social. Ses transformations témoignent des reconfigurations sociales et familiales (formes, souplesse, déplacement…). En stabilisant matériellement le repas, la table stabilise une part de l’institution familiale. Une part seulement.

Cuisine rapide et cuisine passion

Dans la troisième partie de l’ouvrage, Kaufmann nous invite à poursuivre la grande épopée du repas depuis la cuisine. Il distingue deux régimes d’action culinaire. L’un tourné vers la cuisine rapide, l’autre vers ce qu’il nomme la « cuisine passion ».
À partir de la figure du chef – une femme le plus souvent – grand organisateur de la cuisine, il montre comment celui-ci doit faire face à des injonctions multiples et contradictoires. L’oscillation permanente entre l’aspiration à une émancipation individuelle et la volonté de répondre à un devoir familial intériorisé et exprimé par l’environnement conduit à une pénibilité latente plus ou moins consciente. 
 
Cette pénibilité est redoublée par l’extrême variété des choix possibles. Kaufmann met en évidence un point souvent négligé par les approches économiques du choix. À partir du monde domestique, les difficultés à choisir les produits apparaissent dans toute leur étendue. Le choix des produits prend pour origine une interrogation sur le repas, « trouver l’idée ».
L’auteur montre que le choix est le produit d’ajustements, de compromis et de médiations multiples. Le chef doit être gestionnaire et stratège, « vérifier l’état des stocks, être attentif au goût de chacun, hiérarchiser la multitude des alternatives, catégoriser les repas, planifier, procéder à un calcul économique, etc. » Une tension nerveuse qui se traduit par une pénibilité, une souffrance devant un choix pratiquement impossible.
 
Ici, Kaufmann emprunte à la sociologie cognitive. Pour éviter d’être submergé mentalement, le chef rend la situation décidable par la mise en place de stratégies et de tactiques. Choisir suppose un engagement dans l’un des deux régimes d’action, le repas rapide et routinier qui cadre les choix culinaires et les constituants ou le repas en rupture, le repas passion qui donne une unicité au projet favorisant l’action.
Rester au milieu du gué est la pire des incertitudes. Le chef ne doit rien attendre des autres membres, seul son engagement corporel, tactile, les schèmes d’action qu’il mobilise et les représentations qu’ils se donnent sont d’un réel secours. Ainsi le temps, principale variable du choix, est maîtrisé par la routine et l’engagement du corps dans des manipulations tactiles et la passion par l’emprise du projet.
En effet, le repas-passion appelle une organisation et une planification exaltante faite de rêverie, de concentration, de mise en place d’un décorum, « une rationalité technique » placée sous l’emprise d’un régime d’action passionnel. Les recettes constituent une inscription révélatrice de la nature de ce régime, elles expriment tout à la fois des scènes de vie passées, des projections fantasmées, et le calcul froid lié à toute activité technique (mémorisation, guide pour l’exécution…).
 
Les analyses de Kaufmann rejoignent celle du paradoxe de l’omnivore formulé par Fischler, « un besoin de variété opposé à une crainte de l’inconnu ». Kaufmann prolonge l’idée. Un antagonisme qu’il exprime ainsi, « des prescriptions nutritionnelles qui appellent à la variété et la rapidité et qui imposent un ordre incorporé guidant l’action ». Un dilemme contenu dans un équilibre difficile entre « la facilité d’action et un don de soi pour les autres ».
De là, une autre contradiction, comment la transmission des savoirs culinaires peut-elle se réaliser à partir de principes d’individualisation des pratiques culinaires ? Kaufmann nous indique que la discontinuité intergénérationnelle n’équivaut pas à l’absence totale d’apprentissage. Des schèmes d’action sont subrepticement incorporés, « un implicite infra-conscient » agirait clandestinement.
Néanmoins, le chef demeure un « mangeur picoreur individuel » qui n’expérimente que pour lui-même, un autodidacte fruste manipulant des aliments de base jouant des liants culinaires pour fabriquer ses plats. C’est au fil des épisodes qui rythment la vie de la famille que des apprentissages plus consistants se mettent en place, à partir de livres de cuisine, d’échanges avec les parents, des désirs exprimés par le conjoint et les enfants.
 

La cuisine : un langage amoureux

C’est finalement à la fin de l’ouvrage que Kaufmann traite de la question, pendante depuis le début de l’ouvrage, des rapports de sexe qui se jouent dans la cuisine. Jusqu’ici le chef était une cuisinière, le partage des tâches demeure l’exception et la reproduction des rôles la généralité.
Kaufmann investit la question en définissant trois types de conjoint. Nous passerons sur le type « pieds sous la table » trop bien connu, et les « seconds couteaux », sorte d’assistant discret, reconnu par la cuisinière comme un soutien moral plutôt que comme une aide efficace, enfin le chef, démonstratif et envahissant. L’intrusion masculine finalement récente dans les fourneaux distingue un rapport à la cuisine différent de celui des femmes, plus ancien et marqué par la discrétion d’un devoir à accomplir.
 
Pour Kaufmann, les hommes entrent dans la cuisine par la grande porte des arts culinaires à la faveur de l’autonomisation des individus, d’un retour historique des plaisirs de table, de la reconnaissance des habiletés techniques associés désormais à la pratique culinaire. Ici, la cuisine est l’expression d’une individualité et non celle du don de soi et du « devoir féminin ».
Le partage des rôles, s’il est toujours présent, n’exclut pas la force amoureuse attachée à la cuisine et à la configuration en face à face des repas. Une médiation sensuelle assurée par les goûts, les perceptions, les mains, produit « un langage amoureux par défaut ». Ce qui ne peut être dit est médié par les pratiques culinaires. On retrouve une des principales directions de l’ouvrage, pour Kaufmann, la cuisine est une relation avant d’être une opération alimentaire. Une relation amoureuse mais élective, le chef organise, planifie, et répartit. À ce titre, il fait des choix et arbitre parmi les goûts des uns et des autres en incluant les siens.
Et ces choix se concrétisent dans l’acte d’achat, Kaufmann cite Miller  : « l’amour s’élabore en faisant les courses ». Le chef mobilise un sens tactique et stratégique pour légitimer et objectiver ses choix en s’appuyant sur des ressources internes et externes à la famille (goûts et aversions des convives, prescription médicale, pratiques et aliments bienfaisants…).
 
Les dernières pages de l’ouvrage nous transportent hors du cadre domestique pour suivre le chef dans ses achats, à l’extérieur du domicile. En mission, le chef doit composer son panier autour de l’idée du repas qu’il s’est fixé en rejetant, au mieux qu’il peut, les informations de l’environnement qu’il traite comme des perturbations. Car c’est à ce moment qu’il doit arbitrer entre une multitude « d’options alimentaires, gustatives, sanitaires, économiques » pour parvenir à faire famille.
L’extrême complexité à laquelle le conduit cette mission n’est saisissable qu’en mobilisant des tactiques de planification, de gestion, par un usage subtil de listes d’achat. Kaufmann les décrit comme des moyens de se décharger de la pression mentale par un décalage temporel. La programmation des achats constitue un guide pour l’action. Cependant, les témoignages font état d’une deuxième liste, mentale celle-là, plus lâche et plus ouverte aux rêves, aux représentations et aux expériences passées. Cette dernière offre un cadre plus général mais tout aussi présent lors de l’achat. 
 
L’auteur a recours à l’histoire, à la sociologie, au cognitivisme, aux modalités de distribution spatiales pour déchiffrer les enjeux, les rôles, la division des tâches, les trajectoires de vie qui se dessinent autour des repas. C’est par un travail documentaire de grande ampleur qu’il nous convainc à appréhender la cuisine comme le laboratoire des dynamiques contemporaines.
En Corse, le thème a valeur de terrain de recherche tant les cuisines corses entendues comme lieu, matière, pratique de notre devenir alimentaire, témoignent des transformations et des tensions sociales et culturelles qu’aucun entrepreneur de morale culturelle ne parviendra à normer. Si la cuisine s’avère être un terrain politique où se jouent les sociabilités familiales, l’enjeu est bien de l'envisager comme une scène possible d’émancipation et de création culturelle inclusive des enjeux sociaux et environnementaux de notre temps.

 

Pour aller plus loin

Casseroles, amour et crises, Jean-Claude Kaufman, Colin 2005

La première partie de cette lecture est accessible ici
Vendredi 2 Août 2024
Jean-Michel Sorba


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