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A rimigna ùn sterpa mai



Les mots ont leur ambiguïté. Les symboles aussi. En fonction d’un contexte, d’une énonciation, le sens peut varier. Voire s’opposer.
« A rimigna » fait partie de ces mots-symboles qui peuvent signifier une chose et son contraire. On le voit bien aujourd’hui lorsqu’elle est l’objet de métaphores politiques brandies par des mouvements idéologiques aux antipodes. Alors que 2024 marque les 50 ans de la création de la pièce éponyme de Dumenicu Tognotti, A Rimigna, qui a fait entrer le théâtre corse dans l’avant-garde esthétique et politique, un petit tour des occurrences et des usages dans les mobilisations sociales et culturelles de notre île s’impose. Vannina Bernard-Leoni sans prétendre à l’exhaustivité s’y est essayée.



Répétition d'A Rimigna, Teatru Paisanu, 1974 (Photo Michel Tomasi)
Répétition d'A Rimigna, Teatru Paisanu, 1974 (Photo Michel Tomasi)
Commençons par la botanique : « a rimigna » désigne en français « le chiendent », une mauvaise herbe difficile à arracher (dont les connotations symboliques sont, en français, tout aussi chargées). Mais à bien considérer cette plante, on découvre que les dictionnaires et les proverbes indiquent toujours son ambivalence tant elle induit à la fois profit et dégât.
« Erba strana hè la rimigna / Granu accesta e tomba vigna! » eccu ciò ch’ellu dice u pueta Gregale in a so "Fiurella".
Difficile en effet d’avoir un jugement clair et définitif sur cette plante dont on dit aussi « Locu pienu di rimigna granu ingrassa è tomba vigna”.  Ainsi a rimigna menace la vigne mais favorise la croissance du blé.
Le dictionnaire désigne par ailleurs a rimigna comme une “Erba nimica di l’agricultori ma e bestie a manghjanu vulenteri. Di a so radica longa è fine si ne facia una tisana per curà u mal d’urina, o per purificà u sangue. » et donne un proverbe sur cette vertu médicinale reconnue : « A rimigna move l’urina »
Dans une société où l’agriculture de subsistance dominait, où l’entretien des plus petites parcelles était loi, la présence d’herbes folles, dites encore mauvaises herbes, était vue comme un signe d’abandon, de déprise, et donc de menace.

De la perte d’entretien à la perte de civilisation

Le poète Antoine Trojani décrivait dans un de ces textes, Rote,  « A vigna era curata, zappata è un ci nascia ne arba, ne vitriola, ne rimigna.
Plus près de nous, en 1980, le groupe I Voci di a Gravona évoque dans sa chanson Spaventu, l’entretien traditionnel des terres cultivées où a rimigna était arrachée.

Aghju vistu un istati piccià focu la tassinca
S'innuzavanu tant'arburi stirpati come rimigna
Sopr'a tutti quelli costi hè smarita ancu la vigna
 
ln faccia di stu lucali s'infiarava l'alta rocca
Curria fiara di u mali nant'i tetti di casali
Sott'un fumu infernali stesieranu l'animali

De même, en 1982, dans Vergogna à te de Canta u populu corsu, l’apparition d’a rimigna dans les cimetières est une marque d’abandon, de déculturation. De perte d’attachement.

A rimigna in campusantu
Trà mez'à e tombe s'hè stese,
È di u tempu l'offese
Men'à u sguardu ogni tantu.
Vergogna à tè chì vende a terra !

 
Et parce que la mémoire collective se souvient d’une mauvaise herbe qui doit être arrachée pour favoriser les cultures ou plus largment maintenir un entretien décent, le sens a glissé à une mauvaise herbe qui, en proliférant, menace la culture elle-même
L’emploi d’« a rimigna » dans le sens d’herbe qui prolifère semble actif de longue date.
INFCOR indique un proverbe ajaccien « Sò quant’è a rimigna sarda » qui indiquait à Ajaccio une famille nombreuse.
Si l’on retrouvera bien vite les emplois de « rimigna » associée à  la peur d’une immigration incontrôlée, on trouve aussi des métaphores plus amples où a rimigna est une « rubbaccia », une tare, une gangrène.
En 1989, le groupe L’Arcusgi enregistre un titre hommage à Jean-Basptiste Acquaviva, Eroi di l’eternu,  où le jeune homme est décrit comme un « omu senza rimigna » que l’on peut comprendre comme un homme aux idéaux purs.
 
Da lu to ochju turchinu
Hè natu un fiume d'amore
Chì corre à lu mulinu
E macina u dulore
In bocca ai u surisu
Di l'omu senza rimigna
Incantatu hè lu visu
Di quellu chì t'avvicina

De même, dans les années 1990,  « a rimigna » est régulièrement utilisée comme métaphore de la drogue et de ses ravages. On croise alors de nombreux tracts, banderoles affiches « Stirpemu a rimigna, » et la chanson du groupe l’Albinu, Sciringa, fixe ce sens.

Tù chì porti l'avvene à l'acu di a sciringa
Tù chì campi per tuttu ciò chì hè artificiale
Ma aprili 'ss'ochji è supranisci a rimigna
Pianta d'ùn campà chè nant'un lettu d'ospidale

Fiancu à fiancu marchjeremu versi lu nostru avvene
È tù dinù dumane puderai briunà
Chì tandu serà sangue chì correrà in le to vene
A vita l'ai ammanita ti ci poi aghjumillà

La figure de l’ennemi

Dans de nombreuses métaphores, « a rimigna » semble surtout désigner la figure de l’ennemi, celui, intérieur ou extérieur, qui menace la cohésion sociale.
Dès 1978, Canta u populu corsu célèbre le mode de vie d’un Paisanu, et fait entendre dans le dernier couplet :

Hè fattu di sangue un paisanu
Quandu a rimigna strangera
Li porta lu focu è lu dannu
Face corre u sangue un paisanu.
Li porta lu focu è lu dannu
Face corre u sangue un paisanu.

 
Dans le Niolu, en septembre 1995, après l’assassinat de Petru Albertini, à côté de « Petru ùn ti scurderemu mai, » on trouve des tags « o Pè, stirperemu a rimigna » qui ébauche un appel à la vengeance et annonce une recrudescence de la guerre entre nationalistes.
Dans les années 2000, avec la montée de la peur de l’immigration, « a rimigna » est surtout utilisée pour désigner une catégorie d’étrangers perçue comme dangereux.(1)
On trouve ainsi sur le site de Leia Naziunale “una chjama à u populu corsu sanu sanu, sola cummunità di dirittu in terra di Cirnu, à a cuncolta di fronte à a rimigna straniera.”
A la même période, le groupe Sangue corsu en appelle à « U populu corsu arrittu contru a rimigna » . Et en 2021 un rassemblement « anti-rimigna» est organisé à Bastia après le violent passage à tabac d'un adolescent ; l’enjeu est de s’opposer à l’émergence de "zones de non-droit à l’image des banlieues françaises" .
Par un effet de renversement, A Manca naziunale, utilise « a rimigna » pour désigner un ennemi idéologique : en 2016, elle organise une mobilisation à Ajaccio sous le titre « Cacciemu fora a rimigna fascista !” 
 
(1) in Pierre Bertoncini

L’ennemi inhumain qui a réprimé les insurgés corses

Jacques Gregori et Tonì CAsalonga, Histoire de la Corse en bandes dessinées, 1975
Jacques Gregori et Tonì CAsalonga, Histoire de la Corse en bandes dessinées, 1975
Parmi les ennemis que désigne “a rimigna”, il en est un qui a un statut particulier : l’armée française qui sous le commandement de Marbeuf mena une politique de répression d’une extrême violence contre les Paolistes après la défaite de Ponte Novu. 
On en trouve trace dans une chanson de Doria Ousset, Fiume vechju, parue en 2018 :

Eranu 600 contr’à 10.000
À tene a sponda
Per difende a patria
Mattoni umani
Di quella muraglia
Chjam’è rispondi
Fattu di mitraglia
Cù u Conte pazzu
È a so rimigna

De même en 2019, le rappeur ajaccien L’insulaire livre un morceau intitulée A Rimigna où il dénonce les traces de la « colonisation française », « son administration qui poussait mal et partout » et qu’il « faut arracher ».
En 1975, dans leur Histoire de la Corse en bandes dessinées, Jacques Gregorj et Tonì Casalonga consacrent une planche à cette violente répression française de la fin du XVIII° siècle sous le titre «  A Rimigna ».

Mais l’œuvre majeure où circule cette métaphore est sans conteste la pièce de théâtre culte du Riacquistu mise en scène par Dumenicu Tognotti. En 1974, 200 ans après les faits, l’œuvre met en scène le procès des Niulinchi qu’un simulacre de justice condamne à la potence, et insiste sur la cruauté de ce jugement qui n’épargne pas même un jeune homme de 15 ans.
Le texte est signé Saveriu Valentini et Rinatu Coti. Le mot d’A Rimigna qui donne son titre à la pièce n’apparaît jamais dans les dialogues.
Mais Rinatu Coti s’est exprimé(1) sur ce titre en précisant qu’il s’agissait de « resiste à a rimigna » et de pointer « u periculu d’una minaccia chì vulia assufucà a nostra vechja tradizione umanista ».
Pourtant, d’autres lectures de ce titre et de cette pièce ont circulé, également avec raison et efficacité. « A Rimigna » a en effet été perçue à l’inverse comme un symbole des Corses eux-mêmes et de leur capacité à résister .

(1) Notamment dans le film de Denis Robert, U spechju d'Un populu, réalisé en 2008

A rimigna, simbulu di resistenza corsa

En effet, cette plante sauvage qui entrave la culture recèle un potentiel symbolique fort. On lit dans des descriptifs botaniques qu’elle a « la fâcheuse habitude, alors qu'on la croit exterminée, de repartir d'un minuscule bout oublié de sa racine blanche pour réoccuper le terrain en quelques mois ».
L’analyse que la chercheuse Francesca Albertini  propose de la pièce de Tognotti est de cette veine.
« Da a scuperta di a storia interdetta – incù a repressione chì casca annant’à i paisani niulinchi in lu 1774 – à a parolla d’oghje, u passu hè strettu : ùn dice un pruverbu corsu chì « a rimigna ùn sterpa mai » ?
U carattere d’intempuralità di u missaghju hè bellu capiscitoghju, i frastorni è i guai d’un populu minacciatu in la so identità sò tante surgente creative. »

Des identifications du peuple corse à « a rimigna » fleurissent aussi sur les réseaux sociaux, où l’on a pu lire « simu cume a rimigna, ci strappanu e fronde ma ci fermanu e radiche”.
L’esprit de résistance de cette plante “increvable” semble aussi avoir guidé Paulandria Bungelmi et Paulu Desanti lorsqu’ils ont édité une traduction corse du Manifeste du parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels : ils l’ont publiée aux Éditions Misteri, dans une collection qu’ils ont baptisée "Rimigna".

A Rimigna, exaltation du vivant et du sauvage

Très récemment, à la faveur des inquiétudes ressenties face aux conséquences de l’anthropocène, notre Rimigna a ressurgi sous un nouvel avatar.
Sa résistance est devenu le drapeau d’un réseau d’associations œuvrant à la protection du vivant. C’est à l’automne 2020 qu’A Rimigna naît de la rencontre de quelques membres de collectifs environnementaux corses : Balagne en Transition, Extinction Rébellion Corsica, Terra Libera et Zeru Frazu. Cette initiative invitait les collectifs et les citoyens vivant en Corse à se rassembler pour œuvrer, lutter, imaginer ensemble un nouvel horizon autour de principes communs : l’urgence de la protection du Vivant sous toutes ses formes, la Liberté et la Démocratie, les Arts et la Culture. Désormais A Rimigna rassemble 12 associations et collectifs et se présente comme "le Réseau d’Associations et Collectifs Corses pour la préservation du Vivant".

En guise de conclusion, l’Evangile selon Matthieu

Pour achever ce tour d’horizon, non exhaustif mais déjà étourdissant à force de renversements de sens, nous nous en remettons à un texte de haute autorité morale s’il en est : La parabole du bon grain et de l’ivraie, dans l’Évangile de Matthieu, 13.
On découvre que les traducteurs de la Bible en corse ont choisi de traduire l’ivraie par… « a rimigna » bien sûr. Eccu la quì  :
 
« U regnu di i celi hè cum’è quandu un omu suminò a sumenta bona in u so chjosu.
In lu mentre chì l’omi durmianu, u so nimicu ghjunse è misse a rimigna avvuleghju à u granu è po si n’andete.
Quandu u granu cuminciò à creà si è à mette e spiche, spuntò ancu a rimigna.
Tandu l’omi dissenu : ‘o Patrone, ùn aviate messu una sumenta bona in u chjosu ? Da duve vene po issa rimigna ?’
Ellu li disse : ‘quessa, l’hà fatta un nimicu.’ L’omi dissenu : ‘vulete ch’è no vachimu à caccià la ?’
Quellu disse : ‘innò chì, s’è vo cacciate a rimigna ete da stradicà ancu u granu.
Lasciate li cresce inseme sinu à a sighera è, à l’epica di a sighera, diceraghju à i sigatori : cacciate prima a rimigna è fate ne fasci da brusgià, invece u granu, riguarate lu tuttu in u mo granaghju. »

Où l’on peut au moins conclure que c’est uniquement à leurs fruits que l’on distingue le bon grain de l’ivraie.

 
Dimanche 3 Mars 2024
Vannina Bernard-Leoni


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