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Una cultura naziunale corsa?



Dans un texte de 1979, Andria Fazi (u babbone), futur élu autonomiste à l'Assemblée de Corse, cherchait à caractériser la culture nationale corse. Nul doute qu'en plus de 40 ans la question culturelle et les acteurs culturels ont beaucoup changé dans l'île. Au demeurant, alors que les sentiments de mutation identitaire ne font que croître, la réflexion portée dans ce texte quasi-inconnu nous semblait bien mériter sa réédition.



Jean-Jacques Torre, 1998
Jean-Jacques Torre, 1998
En août 1979, la brochure consacrée au congrès annuel du mouvement autonomiste Unione di u Populu Corsu [UPC] incluait un texte à la portée théorique bien rare dans ce type de documents. Loin de se limiter à l'honorer et à en promouvoir la défense, ledit texte cherchait surtout à caractériser la culture nationale corse, ce qui dans les années 1970 apparaissait déjà comme un exercice fort compliqué.
Les initiales A.F. et le contenu du texte [1] indiquent que l'auteur est assurément mon grand-père Andria (André) Fazi (1928-1989), qui était alors l'une des personnalités les plus en vue de l'UPC, et fut élu à l'Assemblée de Corse de 1982 jusqu'à sa mort en 1989. Professeur d'histoire-géographie au lycée Fesch, il était aussi l'une des plumes les plus régulières du journal Arritti, publié par l'UPC, où il s'attachait principalement aux questions historiques et linguistiques. 

[1] Une version plus développée et en langue corse a été publiée dans le numéro n° 709 d'Arritti, du 31 juillet 1980, sous le titre "Cultura corsa: un avertimentu à u populu".

André Fazi (u purfigliolu, natu in lu 1975)

 

La culture nationale corse (1979)

La définition de la culture en général manque de clarté. Le mot est parfois synonyme de « civilisation » et désigne l’ensemble des manifestations y compris matérielles (instruments de travail, organisation de l’espace) qui font les spécificités d’une société. En ce sens il n’y a pas à proprement parler de « culture corse » autonome, mais une particularité corse dans l’ensemble de la civilisation méditerranéenne. En effet si les traits de civilisation qu’on trouve en Corse sont isolés dans l’ensemble français, ils se retrouvent pour la plupart avec des variantes, en Italie du Sud ou centrale, en Sardaigne, Sicile, Espagne et parfois même, en Afrique du Nord (Kabylie).
On ne peut donc parler de culture corse qu’en donnant au mot un sens plus restreint :
La culture est l’ensemble des aspects idéologiques durables (religion, rites, fêtes, art, littérature, idées dominantes en général) qui maintiennent l’unité d’un peuple à travers son histoire, qui viennent du passé et agissent encore. Elle est donc avant tout une « mémoire commune ».
La culture nationale corse est aujourd’hui ce qui, de ces aspects culturels du passé, n’est pas devenu objet du musée, mais reste populaire et créatif malgré les changements politiques, économiques et sociaux qui ont pu intervenir. C’est par elle que continue à exister un peuple corse, une nation corse, qui ne peuvent, comme d’autres, se définir par l’appartenance politique à un Etat.
La survie de cette culture suppose qu’elle ne maintienne pas simplement des thèmes anciens vidés de leur sens mais qu’elle adapte les formes traditionnelles quelles qu’elles soient (la paghjella elle-même) à l’expression des nouveaux problèmes de la société corse, faute de quoi les luttes d’aujourd’hui s’exprimeraient dans des formes venues de l’extérieur et la culture corse, elle, sombrerait dans un folklore passéiste.

La culture corse dépend étroitement de l’existence d’une langue particulière qui s’est développée sur place à partir du latin et des substrats antérieurs et a su résister, jusqu’à présent, à deux siècles de francisation. La langue est la pièce essentielle.
Elle n’est pas simplement un « moyen » d’expression ; sa fonction n’est pas seulement de communiquer l’idée elle est de « faire » l’idée ; on pense avec sa langue, c’est elle qui fait notre cerveau et  la qualité de celui-ci dépend de la qualité de celle-ci. Bref la langue c’est une façon d’appréhender le monde, un mode de penser et, par conséquent, un mode de vivre, d’agir, d’être. Voilà pourquoi il est tout à fait illusoire de croire qu’une culture qui a toujours été véhiculée par une certaine langue puisse subsister, si celle-ci disparaît ; au-delà d’une ou deux générations il n’y aura pas de culture corse sans langue corse.

À ceux qui nient ou méprisent la culture corse, nous répondons que celle-ci est une création collective : jusqu’à une époque récente, il n’y a pas de « poètes » connus, mais il y a une poésie d’une indiscutable valeur, celle des voceri, lamenti, chjam’è rispondi (genre absolument inconnu et inconcevable en français) etc. Il n’y a pas d’ « artistes » mais il y a un art. La conception de l’art comme expression individuelle n’est parvenue que récemment en Corse, et elle a marqué un appauvrissement plus qu’un progrès.
La culture corse est populaire : une « culture » au sens français n’est jamais née en Corse, ni la grande littérature réservée à une élite.
L’absence d’une « haute littérature » (reproche souvent fait à la culture corse) peut souvent être considérée comme une grave lacune sur le plan du rayonnement international, mais c’est un immense avantage du point de vue de la cohésion interne. Elle s’explique au demeurant par l’absence d’un Etat qui aurait pu créer une littérature officielle, et par l’absence de classes dirigeantes (noblesse et bourgeoisie) puissantes et séparées nettement du reste de la population.

Il serait donc absurde de chercher à créer artificiellement une grande culture coupée du peuple.
Les idées dominantes de l’ancienne culture corse –fort sentiment communautaire, passion de la justice, recherche d’une vie en symbiose avec l’ordre naturel –peuvent sans doute, adaptées ou transformées, apporter des solutions aux problèmes posés par la société moderne.
La culture n’est donc pas un élément secondaire dont on pourrait parler « en plus », après avoir abordé les problèmes « sérieux » économiques et politiques. Ce n’est pas le peuple qui s’est donné une langue. C’est la langue – la corse- qui s’est faite un peuple. La langue n’est pas seulement un outil comme une pelle ou une hache, car alors on pourrait en changer : elle est une véritable matrice, créatrice d’un monde spécifique, maison vivante qui crée ses « habitants » au sens littéral du terme.
Si la langue et la culture corses disparaissaient, il n’y aurait plus de peuple corse et les problèmes économiques et politiques pourraient alors être étudiés de la même façon qu’en Auvergne ou en Picardie. On ne peut exiger la reconnaissance (avec tout ce que cela implique) que d’un peuple différent. Cette différence, seules la culture et la langue l’affirment aux yeux du peuple corse et à ceux du monde. « La langue n’est pas l’expression de la conscience, mais la conscience elle-même » a écrit Karl Marx.

Voilà pourquoi il faut donner, dans nos préoccupations une priorité absolue à la défense et à la promotion de la langue corse.
Je voudrais souligner une fois de plus cependant que nous ne pouvons sauver la langue menacée de glottophagie qu’en obtenant un enseignement au moins à égalité avec la langue française, à tous les niveaux d’enseignement : trois heures par exemple d’enseignement du corse pris comme objet d’étude seulement seraient nettement insuffisantes et loin de sauver, le feraient mourir en douceur.
Il faut donc créer impérativement les conditions d’une réappropriation totale de la langue, par l’écriture, la parole et l’image sans ses laisser jamais détourner de cette impérieuse nécessité et sans jamais oublier que pour les colonialistes l’enseignement des langues « dites régionales » correspond à un luxe, non pas à une nécessité.

 
Mardi 29 Août 2023
Andria Fazi (u babbone, 1928-1989)


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