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Surtourisme et/ou tourisme durable ?



À compter des années 1960, le tourisme est progressivement devenu la première industrie de Corse. Si les évaluations sont difficiles et – fatalement – divergent, selon l’INSEE la consommation touristique intérieure représenterait 39% du PIB, et 12% des emplois seraient directement liés à l’activité touristique. Toutefois, en Corse comme dans nombre de régions, le tourisme fait aussi l’objet de rejets, notamment en ce qu’il ne profiterait qu’à une minorité et aurait de lourds impacts environnementaux. Sauveur Giannoni, maître de conférences en sciences économiques, fait ici le point sur quelques concepts fondamentaux relatifs à la durabilité du tourisme.



Jean-Joseph Renucci, Boat People
Jean-Joseph Renucci, Boat People
Avant la pandémie de Covid-19, la Corse voyait chaque année sa population plus que doubler pendant quelques journées du mois d’août[1]. Même si les conséquences de long terme de la crise sanitaire sur l’activité touristique sont difficiles à anticiper, il est fort probable que cela reste la règle dans le futur.
Or, même si les touristes génèrent des revenus pour le territoire et la communauté insulaires, leur afflux et leur concentration, dans le temps et dans l’espace, sont à l’origine d’un certain nombre de dommages environnementaux et de nuisances pour les résidents.
Avec le développement exponentiel et la professionnalisation d’une offre parallèle dans l’île, au travers des plates-formes comme Airbnb [2], le sentiment que les désagréments sont plus importants que les bénéfices pour la société s’est intensifié non seulement dans l’île mais dans de nombreuses autres destinations populaires (Paris, Barcelone, Venise, etc…). À un moment où les enjeux globaux (et locaux) nous poussent sur la voie de la transition écologique et énergétique, il semble plus que jamais nécessaire de rendre l’activité touristique soutenable du point de vue économique, écologique, culturel et social. C’est exactement ce que préconise l’Organisation Mondiale du Tourisme lorsqu’elle définit le tourisme durable comme un tourisme qui fait un usage optimal des ressources environnementales tout en respectant et protégeant la culture de la communauté d’accueil et en offrant à cette dernière des opportunités économiques à long terme.
Or, le surtourisme est clairement aux antipodes des objectifs du tourisme durable. Le but de cette contribution est de proposer une analyse économique du surtourisme qui permette de mieux comprendre la nécessité d’une régulation appropriée de l’activité touristique et les difficultés spécifiques que posent la définition et la mise en œuvre d’une telle régulation. S’il est évident que la régulation seule ne suffira pas à rendre le tourisme durable, nous pensons qu’elle est toutefois un préalable nécessaire.
 
[1] INSEE (2018), Bilan annuel du tourisme - 2017, Insee Dossier Corse, 9.
[2] Giannoni, S., Brunstein, D., Guéniot, F., & Jouve, J. (2021). Multichannel distribution strategy of Airbnb hosts. Annals of Tourism Research Empirical Insights, 2(1), 100017.

 

Les origines du surtourisme

Une première étape indispensable afin d’analyser correctement la question du surtourisme consiste à comprendre son origine et à distinguer clairement les notions de surtourisme et de sur-fréquentation qui ne sont pas synonymes.
Remarquons d’abord que la notion de sur-fréquentation n’est pas absolue mais relative. Il y a sur-fréquentation à partir du moment où le flux touristique est plus important que ce que souhaitent les résidents du territoire d’accueil. Cela signifie que la sur-fréquentation peut apparaître même si le flux touristique est faible, lorsque la population résidente souhaite cohabiter avec un très petit nombre de touristes. À l’inverse, si la population souhaite recevoir de nombreux touristes, un flux touristique très important ne sera pas nécessairement ressenti comme de la sur-fréquentation.
Pour mieux appréhender la relativité de la notion de sur-fréquentation, il faut comprendre comment les résidents déterminent le niveau de fréquentation désiré. Ils savent que le tourisme constitue pour le territoire à la fois une source de revenus et de nuisances. En fonction de sa situation économique et de sa capacité à supporter les nuisances, chaque résident est capable de déterminer le flux touristique qui optimise son bien-être individuel. En agrégeant les préférences de l’ensemble des individus, il est (en principe) possible de déterminer le flux touristique optimal du point de vue des résidents, c’est-à-dire la demande touristique socialement désirée.
Si la demande touristique effectivement observée est supérieure à la demande socialement désirée, car la destination est très attractive pour les touristes, il y a sur-fréquentation touristique par excès de demande. Cette sur-fréquentation par excès de demande est ce que les économistes appellent une externalité de consommation, liée au fait que les touristes ne prennent pas en compte les nuisances qu’ils causent aux résidents durant leur séjour.

À cette sur-fréquentation par excès de demande s’ajoute un second type de sur-fréquentation, lié à un excès d’offre. En effet, les entreprises qui produisent des services d’hébergement pour les touristes souhaitent en accueillir un nombre tel que leur profit soit maximal. En d’autres termes, à recevoir un nombre de touristes tel que si elles accueillaient un touriste de plus, leur profit diminuerait. Le problème est justement de savoir ce que coûte aux entreprises l’hébergement d’un touriste. En outre, les entreprises ne prennent pas en compte le coût que la présence du touriste représente pour les résidents, mais seulement leur coût privé. Comme leur coût privé est toujours inférieur au coût réel pour la société, le nombre de touristes que les entreprises souhaitent recevoir est toujours plus élevé que celui qui est socialement désiré. C’est cette divergence entre coût social et coût privé du tourisme que les économistes appellent une externalité de production. Elle est à l’origine de la sur-fréquentation par excès d’offre.
De façon simple, on peut définir le surtourisme comme la concomitance de la sur-fréquentation par excès d’offre et de la sur-fréquentation par excès de demande.
 

Les effets économiques du surtourisme

Une destination touristique comme la Corse peut donc potentiellement se retrouver dans quatre situations distinctes : A) la situation optimale du point de vue des résidents, B) la situation de sur-fréquentation par excès d’offre, C) la situation de surtourisme et D) la situation de sur-fréquentation par excès de demande.
La question est de savoir laquelle de ces situations est préférable pour la société. Pour le savoir, nous devons d’une part analyser chacune de ces situations, et d’autre part disposer d’un critère qui nous permette de choisir. Par souci de cohérence avec le cadre méthodologique qui est le nôtre, nous utilisons le critère de soutenabilité de Pezzey[1], qui considère qu’une situation est soutenable (durable) aussi longtemps que le niveau de bien-être de la population ne diminue pas au fil du temps. Ce critère implique que nous considérerons comme préférable pour la société la situation qui procure à l’ensemble des individus qui peuplent le territoire (résidents et entreprises) le niveau de bien-être le plus élevé.
Rappelons que le bien-être des résidents dépend positivement des opportunités économiques dont ils disposent et négativement des nuisances qu’ils doivent supporter du fait du tourisme alors que le bien-être des entreprises est simplement équivalent au niveau de leurs profits.

Considérons d’abord la situation optimale du point de vue des résidents. Dans cette situation « idéale », qui n’existe a priori jamais spontanément, les entreprises prennent leurs décisions de production en considérant non seulement leur coût privé mais aussi le coût social du tourisme. De plus, la demande observée correspond exactement à la demande socialement désirée.
Dans ce cas, le nombre de touristes reçus chaque jour correspond à celui que les résidents souhaitent recevoir, les nuisances sont limitées, et s’ils le souhaitent les pouvoirs publics peuvent compenser les nuisances subies par les résidents en prélevant un impôt auprès des entreprises et en redistribuant les recettes fiscales aux résidents. Les entreprises ayant intégré le coût social dans leurs décisions, elles ont toujours les moyens de faire face à cet impôt en conservant un profit suffisant. Dans cette configuration, où l’on pourrait croire qu’il n’y a que des gagnants, les grands perdants sont les touristes car ils doivent payer un prix relativement élevé et seul un petit nombre d’entre eux peut visiter la destination. Il est tentant de considérer que cette situation est toujours préférable du point de vue du territoire d’accueil mais les choses ne sont pas si simples.

Considérons maintenant la situation de sur-fréquentation par excès d’offre. Dans ce cas, la demande observée est assez limitée, comme le souhaitent les résidents, mais les entreprises ne prennent pas en compte les coûts sociaux du tourisme dans leurs décisions de production. Cela conduit à une offre plus importante que ce qui est socialement désiré. Dans ce cas, le nombre de touristes reçus chaque jour est plus important que ce que les résidents souhaitent, mais en plus le prix payé par les touristes est très faible en raison de l’abondance de l’offre. Alors que les nuisances subies sont très fortes, les profits des entreprises sont eux faibles voire très faibles. Même si les pouvoirs publics cherchent a posteriori à mettre en œuvre un dispositif pour compenser les nuisances, les entreprises n’auront pas les moyens de payer. Les grands gagnants sont les touristes qui peuvent visiter la destination à très faible coût et en grand nombre. Cette situation est clairement la plus mauvaise possible pour le territoire et doit toujours être évitée. On va pouvoir l’observer dans des destinations assez peu attractives, mais dans lesquelles de nombreux individus cherchent à tirer profit du tourisme. On peut notamment penser à la situation de territoires ruraux ou périurbains dans lesquels l’offre de services d’hébergement via les plates-formes est devenue très importante.

La situation de surtourisme est probablement la plus intéressante à étudier, car c’est celle qui prévaut spontanément dans les destinations les plus populaires en l’absence d’intervention publique. Elle se produit car, d’une part, la demande est beaucoup plus importante que ce qui est souhaité par les résidents et, d’autre part, car l’offre est très abondante dans la mesure où les entreprises ne tiennent pas compte des coûts sociaux du tourisme. Cela se traduit par un flux touristique très important pour un prix plus faible que ce qui est optimal du point de vue des résidents. Il faut toutefois remarquer que si la fréquentation est plus forte que dans le cas précédent, le prix payé par les touristes est plus élevé. En réalité, la situation de surtourisme est toujours préférable à une situation de sur-fréquentation par excès d’offre. Toutefois, du point de vue du territoire, elle génère de très importantes nuisances qui, la plupart du temps, ne pourront pas être compensées par des transferts fiscaux en raison de l’insuffisance des profits des entreprises.

La dernière situation à envisager est celle d’une sur-fréquentation par excès de demande qui, à l’inverse du surtourisme, ne s’observe jamais en l’absence d’intervention publique. En effet, elle prévaut lorsque la demande observée est plus forte que la demande désirée par la société, et que dans le même temps les entreprises limitent leur offre en intégrant les coûts sociaux du tourisme dans leur calcul économique. Cette situation est particulièrement intéressante car si la fréquentation est plus forte que ne le souhaitent les résidents, cette fois le prix payé par les touristes et les profits des entreprises sont très élevés. De sorte que si les pouvoirs publics décident de prélever un impôt permettant d’indemniser les résidents des nuisances subies, le profit des entreprises après impôt reste plus élevé que ce qu’il est dans le cas du surtourisme. Cette situation est en général celle que l’on préfère si l’on utilise le critère de Pezzey, car elle maximise le bien-être de la société.
Ainsi, il ressort de cette analyse des différentes situations envisageables que celle qui est préférable pour le territoire, au regard du critère choisi, est celle qui consiste à éliminer systématiquement l’excès d’offre en incitant les entreprises à prendre en compte les coûts sociaux du tourisme afin qu’elles limitent volontairement le nombre de touristes qu’elles reçoivent.  
 

[1] Pezzey, J. (1992). Sustainability: An Interdisciplinary Guide. Environmental Values, 1, 321-62.
 

Outils de régulation, nature des nuisances et mesure de notre ignorance

La discussion précédente met en exergue un résultat surprenant. Si les nuisances causées par le tourisme peuvent être compensées par un transfert monétaire, le territoire a intérêt à tolérer une sur-fréquentation par excès de demande, après que la sur-fréquentation par excès d’offre a été éliminée.
Deux questions doivent être posées à ce stade. D’abord, comment éliminer la sur-fréquentation par excès d’offre ? Ensuite, que se passe-t-il si les nuisances subies ne peuvent pas être compensées par un transfert monétaire ?
La réponse à la première question est simple, il faut définir une taxe qui conduise les entreprises à limiter leur offre. Cette taxe peut être payée par les entreprises qui vont en conséquence réduire leur offre pour éviter des coûts supplémentaires, ou bien par les touristes qui seront moins nombreux à souhaiter visiter le territoire. Dans les deux cas, l’excès d’offre est éliminé.
La réponse à la seconde question est à peu près identique mais oblige les habitants du territoire à faire un choix clair. En effet, si la sur-fréquentation par excès de demande génère des dommages irréversibles ou impossibles à compenser, il est toujours possible de définir une taxe touristique plus forte et suffisamment élevée pour éliminer non seulement l’excès d’offre mais aussi l’excès de demande. Néanmoins, cette décision sociale implique de sacrifier une partie du potentiel économique du tourisme sur le territoire (emplois créés, salaires perçus, etc…) afin de préserver la qualité de vie de la population.   

Nous pourrions ainsi conclure en disant que la définition d’une politique fiscale adaptée permet toujours de régler les problèmes de surtourisme et ouvre la voie à un tourisme durable. Cependant, il ne faut pas sous-estimer les difficultés inhérentes à la mise en œuvre d’une telle politique. En effet, celle-ci nécessite de connaître avec précision le volume des flux, le consentement à payer des touristes qui visitent le territoire, les préférences des résidents, les coûts de production des entreprises, etc… Autant d’informations dont nous ne disposons pas aujourd’hui en Corse, ce qui rend la taxation optimale du tourisme complexe voire impossible. Toutefois, nous ne désespèrerons pas de pouvoir les estimer dans un avenir proche afin de nourrir le débat public.
Cela dit, si la définition d’une fiscalité efficace pour réguler le surtourisme est indispensable, rendre le tourisme durable exige plus qu’une simple régulation fiscale. Cela implique notamment une coopération réelle et franche des parties prenantes du territoire et une capacité à faire des choix sociétaux forts.
 
Mercredi 2 Novembre 2022
Sauveur Giannoni


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