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Rigiru, histoire d’un monument littéraire



C’est au cours de l’été 1974, il y a tout juste 50 ans, que paraissait le premier numéro de Rigiru, la grande revue littéraire exclusivement en langue corse qui a accompagné les élans créatifs du Riacquistu. Ludovic Baris, auteur d’une thèse sur le sujet, revient sur l’histoire de ce pilier de notre histoire culturelle, et feuillette pour nous le sommaire du premier numéro.



Covers , VBL
Covers , VBL
Trois… ils étaient trois… trois hommes ce jour-là à établir le constat que plus aucun journal, plus aucune revue n’était publié en langue corse. Plus de Monte Cintu, ni d’ U Muntese. Il fallait y remédier.
Nous sommes aux premières Università d’Estate qui se déroulent du 1er au 11 août de 1973 à Corte, au collège Pascal Paoli. Ces trois hommes sont Dumenicantone Geronimi, principal du collège Emile-Verhaeren à Saint-Cloud, Rinatu Coti fonctionnaire de l’Education nationale à Paris, et Luigi Muri qui est à l’époque surveillant général de collège.

Nous sommes le mardi 7 août. Rinatu Coti devait évoquer l’auteur Miguel de Unamuno et son œuvre En torno al casticismo. Dumenicantone Geronimi devait intervenir quant à lui sur le thème de son auteur préféré Ghjacumu Santu Versini et de sa poésie Neve.
Ils se souviennent que c’est à la fin de cette journée, lorsque les débats autour de la langue corse furent terminés, que l’idée de la revue et de son nom ont germé. Dumenicantone Geronimi raccompagne en voiture Rinatu Coti à la gare de Corte et suggère « chjamemula Rigiru… », et Rinatu Coti approuve : Ah iè Rigiru ! » prononçant dans sa variété dialectale de Pila Canali [Riiru]
 En français « Rigiru » se traduirait par l’idée de prendre soi-même des initiatives, faire les choses à sa propre manière.

Primu numeru

C’est ainsi que le premier numéro de la revue sort au mois de juillet 1974. Une couverture marquante - lettres noires sur fond blanc, et l’annonce du caractère trimestriel de Rigiru. Le numéro compte quarante pages.
L’organigramme présente l’équipe de direction et de rédaction : Rinatu Coti et Dumenicantone Geronimi, tandis que Luigi Muri est en charge de la maquette de la revue. L’adresse de Rigiru est indiquée : SUD-REGIE, 58 avenue de la Marne, 92600 Asnières. Figure également la page d’abonnement.

Ce premier numéro est divisé en cinq rubriques : Literatura, pour la littérature corse, A Zarra, pour l’apprentissage de ce qu’est l’essence même de la culture, Literature, pour les littératures étrangères, traduites en langue corse, Studii, pour les différentes études culturelles, Critica, pour les critiques des dernières sorties.
On y trouve surtout le texte fondateur de Rigiru, intitulé Indiatura.
Ce manifeste expose les objectifs de la revue : mieux faire connaître la littérature corse écrite, et irriguer aussi la tradition orale « puru tramandata à bocca ». On sent le désir de susciter la création de nouvelles œuvres littéraires, et l’impatience d’accueillir des textes d’écrivains: « l’affollu sò i scrittori. A rivista sarà sicondu ciò ch’eddi faranu elli. »

D’emblée, les différentes variétés linguistiques sont mises au même niveau, toutes sont acceptées au sein du nouvel ouvrage.
Autre point important : les textes de littératures étrangères seront publiés en version originale, accompagnés d’une traduction en langue corse. Il s’agit là de placer la langue corse au même niveau que les autres langues reconnues dans le monde.

U Vangonu neru

Le premier roman de Rinatu Coti, U vangonu neru, est publié dans Rigiru de manière feuilletonnée. Il apparaît dès le premier numéro et y sera publié jusqu’au numéro 16, c’est-à-dire jusqu’au mois de janvier 1981.
L’auteur définit ce texte comme « la matrice de sa pensée » où priment « l’aspect social et moral de la vie en société, la dureté de la vie mais en même temps, la tendresse que les gens peuvent avoir entre eux ».
Le roman nous conte l’histoire de Santu et de sa famille : son épouse Lucia, leurs quatre filles et leurs deux garçons. Ils vivent dans le sud de la Corse, dans le village de Nivalonu, où ils possèdent des terres pauvres qu’ils travaillant sans relâche. Un projet les anime :  vendre leurs terres pour s’installer dans un lieu plus fertile : U Lunareddu.

Véritable métaphore de la société corse, à laquelle est attaché l’auteur, celle de l’entraide, de la solidarité, du vivre ensemble. La Corse du « porghja a manu ». Santu et sa famille n’auront de cesse d’aller porter de l’aide aux gens de leur entourage, ramasser les olives, écraser le raisin, faire les vendanges, c’est ce qu’on appelait « tirà un appicciu », c’est « la vielle Corse qui s’est effondrée dans les années cinquante ».
À la fin du roman, Santu et sa famille, sur le départ vers leur nouvel habitat, U Lunareddu, sont surpris par un incendie qui ravage tout le vallon (qui donne son titre au roman) et détruit tous les meubles de la famille.
Au-delà de ses personnages, Rinatu Coti place dans son roman des éléments patrimoniaux : la traduction du Pater Noster de Monseigneur de la Foata, ainsi que le personnage légendaire d’A mumma. Il travaille la mémoire collective de la société corse d’avant les années 1950, même si ce récit est une fiction.

L’astri scritti di « Literatura »

Dans la rubrique Literatura, on trouve un autre nom, appelé à devenir grand : GhjuvanTeramu Rocchi qui signe la nouvelle « U Mare ». Andria, personnage solitaire et orphelin de père et de mère, revient en Corse après quinze années de vie à Marseille. Les souvenirs d’enfance lui reviennent en mémoire et creusent l’écart avec l’île qu’il ne reconnaît plus :
« U so sguardu, lasciatusi l’entrata di u portu, si firmò nantu à una striscia di scumacciula spargugliata di scartafacci è d’ogetti di plasticu. S’allungava, girendu è rigirendu à u paru di un serpu, fin’à a sponda landana. Accumpulati uni pochi di batellucci, di barche, ballulavanu cù tristizia à mezu à l’acque mullizzose di catramu. Andria si sentia cutrà a fronte, li girava u capu, si spendicò da un parapettu è vumitò. Si ne vultò decisu à ùn stacci mancu più un’ora sola in Bastia. »
 
On trouve ensuite un extrait de l’Anthologie de la littérature corse de Matteu Ceccaldi, parue en 1973, avec un texte de Ceccaldi lui-même sur le monde magico-religieux du mazzérisme.
« Andria parti à bughju pagnu senza aspittà a luna chi un saria isciuta ca à u tèrzu cantu di i ‘jalli. Era angusciatu. Pinsava, u còrciu, â figliana, una zitélla di sedici anni, tutta latte e sangue, chi ind’un patre e filiu impastava a facitura di a settimana… »
 
En guise de dernier texte de cette rubrique,  un autre Marignanese, Ghjacumu Santu Versini dont est publiée la poésie « Neve »
« I grataghji fulighjinosi
Anu le so faldette bianche.
E fate, chì ùn sò mai stanche,
L’anu fatti cusì pumposi
I grataghji fulighjinosi ! »

L’altre rubbriche

A Zarra est le nom mystérieux de la rubrique qui suit. Nous pouvons traduire par « suc », « essence ». Dumenicantone Geronimi y publie U Rigiru et explique la portée philosophique du projet à travers la métaphore de la tribbiera :
« A natura hè tonda è a vita gira, ciò chì hè dirittu vene d’altrò. U porta l’asta lebbia lebbia, infiarata di luce chì abbaghjacheghja. Hè quessu chivi l’acchisu di u mondu ma l’omu ùn la sà è li piglia l’abbacinu. »

Vient ensuite la rubrique literature où Martinu Frasali donne une biographie de l’auteur irlandais Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de  Gulliver. Puis la rubrique Studii avec trois articles : d’abord Dumenicantone Geronimi qui livre une analyse des œuvres de Ghjacumu Santu Versini ; Rinatu Coti qui propose une étude sur i filastrocchi, i pricantuli, i canzuneddi di a ziteddina, come a nininanna chì hè fatta pà adurmintà un ziteddu ; è chì venenu tutti da a robba à bocca ; et Antoine Casanova qui publie une enquête intitulée Oda pà a castagna, où il ramène les réponses des maires et des juges à un questionnaire envoyé par les préfets en l’an X sur la châtaigneraie.

Enfin, la rubrique Critica, complète l’architecture de la revue. Dans ce premier numéro, elle propose une critique du film de Mathieu Paoli À la recherche de l’âme corse, et un compte-rendu du livre d’Antoniu Trojani Dopu Cena – les deux textes sont signés Dumenicantone Geronimi.
Mais parce qu’il s’agit d’une revue et que l’équipe se projette sur les numéros à venir, la toute dernière page présente les modalités de publication des textes qu’on voudrait bien leur transmettre. Il est ainsi précisé qu’il est préférable que les manuscrits soient écrits à la machine !

Le reflet du Riacquistu

Paru du mois de juillet 1974 à janvier 1990, la revue a publié au total 26 numéros, et a eu un nombre d'abonnés qui a pu atteindre 800.
Elle a été dirigée par Dumenicantone Geronimi du numéro 1 au numéro 19, avant que Ghjuvanghjaseppiu Franchi ne prenne le relais du numéro 20 (spécial Ghjacumu Fusina) jusqu'au numéro 25 (consacré à la linguistique et sociolinguistique corses); enfin, le temps d’une dernière livraison, Dumenicantone Geronimi est revenu aux commandes, avec un numéro consacré aux textes poétiques.

Au-delà du plaisir littéraire qu’on éprouve à feuilleter la revue, on pourrait dire que la singularité de cette revue tient à quelques points
- Rigiru a été pensé comme un outil de développement de la littérature en langue corse.
- Seule la langue corse y apparaissait comme outil de création et de réflexion, mais elle était présente dans ses différentes variétés.
- La revue a permis à la langue corse d’exprimer et d’analyser des thèmes liés au monde moderne sans pour autant oublier la dimension patrimoniale ni les traditions.
- La revue a adopté la graphie en langue corse définie par Pasquale Marchetti et Dumenicantone Geronimi dans le manuel d'orthographe Intricciate è Cambiarine en 1971.
 - Rigiru a permis l'émergence de nombreuses plumes qui se sont ensuite affirmées ; notamment de nombreuses écrivaines et poétesses telles que Lucia Santucci, Patrizia Gattaceca ou Patrizia Poli.
- en termes de graphisme enfin, Rigiru a laissé le souvenir d’un minimalisme radical. Le choix épuré du noir et blanc évoquant a bandera corsa a été fait d’emblée. Du numéro 1 au  numéro 6, la couverture présente des lettres noires sur fond blanc, mais pour des raisons de visibilité,  le choix inverse sera ensuite adopté et Rigiru se lira désormais en lettres blanches sur fond noir.
 

Ludovic Baris est l’auteur d’une thèse intitulée « Rigiru et sa contribution à la littérature corse : genèse, acteurs, formes et figures » sous la direction d’Eugène F.-X. Gherardi.
 
Mardi 27 Août 2024
Ludovic Baris


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