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Renouer avec le sel de la terre


Laurent Billard est une figure de la vie culturelle de Balagne, et plus largement de l'île. Son oeuvre de documentariste explore aussi bien les questions environnementales locales que les enjeux méditerranéens ou les coulisses du cinéma d'auteur. Son engagement associatif aussi est bien connu, mais ce que l'on ignore souvent c'est son passé et ses rêves d'avenir dans le sel. Au-delà des souvenirs et des projets d'un individu, il nous livre une réflexion sur les manquements de notre modèle de développement actuel. Et en creux, sur ses potentialités.



Salina di Margherita di Savoia, Puglia
Salina di Margherita di Savoia, Puglia
Jusqu’à l’époque récente du frigidaire et de la congélation, et hors zones glaciaires ou de haute montagne, le sel était l’unique moyen de conserver les aliments. D’où son importance vitale dans toutes les civilisations, le « salarium  », ration de sel chez les Romains était la rémunération pour tout travail et devint le salaire. Les Gaulois, ainsi que de nombreux peuples d’Afrique, d’Indonésie et d’ailleurs (encore aujourd’hui pour certains), pratiquaient l’évaporation de l’eau de mer par la cuisson, avec une énorme consommation d’énergie.
C’est l’empire romain qui mit au point la technique des salines, permettant à l’eau de mer de se concentrer en sel sur plusieurs hectares en circulant sur une faible épaisseur, avant que les cristaux ne se forment dans les derniers bassins appelés « œillets ». Des marais salants vont ainsi être construits en Méditerranée autour de la Camargue et en Corse, et en Atlantique dans le Sud Bretagne, Vendée et Charentes-Maritimes.

L’exemple de Guérande

Dans les années 1970, à Guérande, le ministre Olivier Guichard, par ailleurs président de la Région Pays de la Loire, se met en tête de combler des marais salants pour construire une rocade et une quatre-voies permettant une meilleure circulation vers la Baule. Mal lui en a pris. Ou bien, finalement !
Un collectif se monte et décide de réexploiter les marais visés pour les sauver. A l’époque, à Guérande, le sel n’est pas connu, et la profession de paludier en pleine crise. Toutefois, après plusieurs années de lutte, les paludiers l'emportent : le projet est abandonné et le collectif se transforme en groupement de producteurs. Ils vont alors opérer en 1974-1975 une véritable révolution. Ils vont multiplier par 4 ou 5 le prix de vente du sel en valorisant le produit : local, ramassé à la main, riche en magnésium et calcium, bon pour la santé, etc… Le travail porte ses fruits et l’effet est foudroyant : les grands cuisiniers s’arrachent la fleur de sel totalement inconnue les années précédentes, à prix d’or, le sel de Guérande est connu dans la France entière.

L’année 1976, année célèbre pour sa sécheresse va permettre la constitution de stocks qui vont assoir et pérenniser la commercialisation. Dans la foulée le groupement crée une formation afin que de jeunes paludiers obtiennent une qualification ouvrant droit à la DJA, Dotation Jeune Agriculteur, qui facilite leur installation.
En 1979, une femme installée à Noirmoutier depuis une dizaine d’années, Isabelle Gallois, fait la formation à Guérande et retape un premier marais salant. Son mari Michel, alors moniteur de voile, lui emboîte le pas l’année suivante avec la reprise d’un grand marais situé en bord de route.
C’est en les rencontrant que naît chez moi l’idée de reprendre aussi un marais salant. L’idée de vivre loin de la capitale et près de l’océan n’est pas nouvelle, sans doute était-elle là depuis la plus petite enfance, mais c’est en leur donnant un coup de main dans la préparation d’un marais que je découvre cet univers et décide de larguer les amarres : nous sommes en 1981, j’ai 25 ans et je quitte Paris pour m’installer sur l’île de Noirmoutier.

C'est ici que j'allais « re-naître », c’est à dire naître à une nouvelle vie que j’avais choisie : la lutte pour la défense d’un écosystème, la préservation d’une activité et sa reconnaissance dans l’apprentissage difficile d’un métier. Cette arrivée de « l’extérieur » ne se passa pas sans difficultés évidemment.
La méfiance envers un jeune chevelu, Parisien de surcroît, dans un milieu paysan et insulaire était logique : qu’est-ce que je venais faire ici dans une activité en pleine crise ? Mais le temps fit son œuvre, je fus intégré comme d’autres « arrivants « à la coopérative de sel et, suivant l’exemple de Guérande, la mise en commun des savoir-faire des anciens et le dynamisme de quelques jeunes « extérieurs » modifia profondément les conditions d’exploitation : multiplication du prix de vente du sel par 6, modification des conditions de bail, possibilité de vendre le long des routes et sur le marché, valorisation du produit, vente de la fleur de sel, classement des zones salicoles, entretien des étiers et cours d’eau, modernisation du matériel d’ensachage, et finalement signature avec une grande laiterie d’un contrat de commercialisation pour la vente d’un beurre au sel de Noirmoutier. L’activité était relancée : aujourd’hui plus de 120 sauniers sont en activité sur l’île.

Et en Corse ?

En 2001 je quitte l’Ouest de la France pour la Corse.
Ici,  depuis sans doute la nuit des temps, on a certainement ramassé le sel formé naturellement dans les anfractuosités des rochers proches du littoral. Voire aidé la nature en rajoutant de l’eau de mer à certains endroits. Grâce au magnifique livre d’Antoine-Marie Graziani et Alain Gauthier, Sel et salines en Corse, nous savons que différentes salines furent construites en Corse entre le XIIIe et le XVIe siècle : près de Bonifacio (à Sperone), à proximité de Saint-Florent, à côté de Calvi et sans doute à Ajaccio (quartier des Salines). Mais évidemment la grande expansion des salines se fera en Corse entre 1795 et 1815 avec la saline de Porto-Vecchio, appelée aussi « cité du sel ». Avec ses 1000 tonnes annuelles, elle va alimenter 1/5 de la consommation insulaire.

Lorsque j’arrive en Corse, j’essaie bien évidemment d’aller visiter cette saline : on m’informe qu’elle vient de fermer suite à « un conflit entre propriétaire et gérant ». Voilà comment depuis plus de 20 ans la Corse, île méditerranéenne, entourée d’une eau à la salinité exceptionnelle, (40 grammes de sel par litre contre 35 en Atlantique), avec une évaporation sans doute cinq fois supérieure à celle de Guérande ou Noirmoutier, importe 100% de son sel.
C’est-à-dire que chaque grain de sel consommé en Corse vient en bateau et que son prix en transport est supérieur à son coût de production. En Sardaigne (près de Cagliari) et en Sicile (à Trapani), la production de sel perdure. Certes, elle ne suffit pas à l’autonomie en sel des îles, mais y participe largement.

Alors, avec le parcours raconté plus haut, voilà dix ans que je rêve tout haut : pourquoi ne pas concevoir un projet de relance de salines en Corse ? Et dans mon cas, en Balagne ? Après avoir écrit et envoyé un projet à plusieurs sous-préfets, responsables de l’ODARC, de la Chambre d’agriculture, élus de la Collectivité, l’idée est au point mort. C’est que, hors Porto-Vecchio, il faudrait négocier avec l’administration douanière une vieille réglementation de monopole datant de la gabelle qui interdit toute production de sel hors les bassins « anciens ». Cela serait possible en acceptant de nouvelles surfaces saunantes au prorata des superficies des anciens lieux de production.
Voilà de quoi, a priori, intéresser les politiques mais aussi les citoyens passionnés par l’autonomie, les circuits courts et la production locale. Le sujet mérite, je pense, qu’on le considère avec attention.

 
Samedi 27 Avril 2024
Laurent Billard


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