« Comment pourrions-nous lutter contre des forces qui nous dépassent, nous qui sommes si peu nombreux ? » « Nous ne faisons pas le poids, nous sommes submergés », « il ne reste plus rien de notre culture, c'est fini, on ne peut plus rien y faire ! »
Voici le genre de propos qu’il est habituel d’entendre dans la conversation ordinaire, relayé aussi bien souvent par nombre d’acteurs culturels ou médiatiques.
Le diagnostic, qui se veut réaliste, sinon ouvertement pessimiste, est souvent le même, et fait référence à la fois à un mouvement de fond que l’on ne saurait contrarier, celui du déclin d’une culture jugée « minoritaire » – qui peut faire l’objet, d’ailleurs, d’une demande de reconnaissance politique comme telle – et à une évaluation de la vivacité de cette culture en fonction du nombre de ceux qui en seraient les porteurs, un nombre dont on estime assez naturellement qu’en fin de compte c’est lui qui décide de tout, sanctionnant la réussite ou l’échec des projets politiques en général, et culturels en particulier. « Nous avons organisé une rencontre littéraire, il n’y avait personne ! » Assez fréquemment, on considère en effet que peu de monde équivaut à personne.
C’est afin de répondre à ces deux principes – le déclin irréversible et le critère du nombre – plus ou moins explicites dans le discours, que je voudrais proposer une grille de lecture de la situation culturelle qui est la nôtre en Corse, en m’appuyant sur deux éléments aussi importants l’un que l’autre à mes yeux : d’une part, la relecture d’un sociologue et philosophe, Gabriel Tarde, l’un des fondateurs de la sociologie, contemporain d’Emile Durkheim, mais dont l’œuvre, contrairement à celle de ce dernier, est peu à peu tombée dans l’oubli, pour diverses raisons ; sociologue dont les élèves de lycée n’entendent jamais parler, qui ne fait pas partie des références classiques ou même des lectures des enseignants du secondaire en sciences économiques et sociales, et que peu de chercheurs ou d’universitaires s’attachent à revaloriser. À une exception près néanmoins : le philosophe et sociologue Bruno Latour, tout récemment disparu, de la bouche duquel j’entendis pour la première fois prononcer le nom de Tarde, alors que j’étais déjà professeur de philosophie depuis quelques années, et que ce nom m’était inconnu.
Et d’autre part, je m’appuierai sur le travail de terrain que j’ai mené pendant sept ans dans le village de Corscia, travail de recueil de poésie populaire en langue corse. Je me placerai ainsi à la fois en tant que philosophe sur le plan des grandes idées concernant la réalité sociale et la manière dont on peut l’appréhender, et sur le plan, nécessairement limité, du terrain que je connais pour l’avoir parcouru et étudié. On comprendra vite pourquoi les deux vont de pair. Il s’agit de présenter une certaine réalité et de proposer des moyens intellectuels aptes à la décrire.
Voici le genre de propos qu’il est habituel d’entendre dans la conversation ordinaire, relayé aussi bien souvent par nombre d’acteurs culturels ou médiatiques.
Le diagnostic, qui se veut réaliste, sinon ouvertement pessimiste, est souvent le même, et fait référence à la fois à un mouvement de fond que l’on ne saurait contrarier, celui du déclin d’une culture jugée « minoritaire » – qui peut faire l’objet, d’ailleurs, d’une demande de reconnaissance politique comme telle – et à une évaluation de la vivacité de cette culture en fonction du nombre de ceux qui en seraient les porteurs, un nombre dont on estime assez naturellement qu’en fin de compte c’est lui qui décide de tout, sanctionnant la réussite ou l’échec des projets politiques en général, et culturels en particulier. « Nous avons organisé une rencontre littéraire, il n’y avait personne ! » Assez fréquemment, on considère en effet que peu de monde équivaut à personne.
C’est afin de répondre à ces deux principes – le déclin irréversible et le critère du nombre – plus ou moins explicites dans le discours, que je voudrais proposer une grille de lecture de la situation culturelle qui est la nôtre en Corse, en m’appuyant sur deux éléments aussi importants l’un que l’autre à mes yeux : d’une part, la relecture d’un sociologue et philosophe, Gabriel Tarde, l’un des fondateurs de la sociologie, contemporain d’Emile Durkheim, mais dont l’œuvre, contrairement à celle de ce dernier, est peu à peu tombée dans l’oubli, pour diverses raisons ; sociologue dont les élèves de lycée n’entendent jamais parler, qui ne fait pas partie des références classiques ou même des lectures des enseignants du secondaire en sciences économiques et sociales, et que peu de chercheurs ou d’universitaires s’attachent à revaloriser. À une exception près néanmoins : le philosophe et sociologue Bruno Latour, tout récemment disparu, de la bouche duquel j’entendis pour la première fois prononcer le nom de Tarde, alors que j’étais déjà professeur de philosophie depuis quelques années, et que ce nom m’était inconnu.
Et d’autre part, je m’appuierai sur le travail de terrain que j’ai mené pendant sept ans dans le village de Corscia, travail de recueil de poésie populaire en langue corse. Je me placerai ainsi à la fois en tant que philosophe sur le plan des grandes idées concernant la réalité sociale et la manière dont on peut l’appréhender, et sur le plan, nécessairement limité, du terrain que je connais pour l’avoir parcouru et étudié. On comprendra vite pourquoi les deux vont de pair. Il s’agit de présenter une certaine réalité et de proposer des moyens intellectuels aptes à la décrire.
Les enjeux sociologiques d'un recueil de poésies de Corscia
Commençons par la recherche de terrain sur laquelle j’appuierai ma réflexion. J’ai entrepris en 2012 une collecte de poésies en langue corse composées par des habitants de mon village maternel de Corscia, au Niolu. Certains, sans chercher à me décourager formellement, me certifiaient cependant que j’arrivais trop tard, qu’il n’y avait plus de poètes au village, et personne pour me renseigner car ces poésies, souvent improvisées, n’avaient quasiment jamais été écrites. Je me suis pourtant attelé à la tâche, en recherchant les rares publications dans les journaux, les manuscrits quand il en existait, les enregistrements des fonds publics ou privés, et surtout en interrogeant régulièrement le maximum de témoins de tradition orale, certains vivant souvent loin du village, jusque sur le continent.
Il en est issu un ouvrage volumineux (585 pages), Musa chì parte da Corscia, pueti è puesie ind’un paese niulincu, paru à l’été 2019, dans lequel je présente assez longuement ma démarche avant de proposer une anthologie qui rassemble plus d’une centaine de poètes, si l’on compte la vingtaine dont je n’ai pu recueillir qu’une strophe ou deux, et sachant que j’ai élargi ma recherche à quelques familles issues de Corscia dont l’un des ancêtres s’est installé dans une autre région, suite la plupart du temps aux transhumances, ordinaires dans ce village de culture pastorale. La poésie était donc bien encore présente à Corscia, contrairement à une idée générale assez communément rapportée selon laquelle au Niolu, « le village des poètes » était celui de Lozzi. Il est vrai qu’ils y sont fort nombreux, qu’il y en avait, selon la légende, dans chaque famille, et que la poésie dans ce village est, pour le dire d’un mot, une véritable institution. Il m’est apparu qu’à Corscia, au contraire, ce n’était pas exactement le cas, et que le goût pour la poésie y était associé à d’autres représentations sociales, s’inscrivant dans un cadre plus modeste, celui de la famille - au sens large, comme dans les poésies électorales défendant le clan ou le parti comme famille élargie – , cadre existant aussi à Lozzi, mais mêlé le plus souvent à un haut degré d’exigence esthétique et, pourrait-on dire, une certaine culture littéraire qui conduit à une production poétique reconnaissable dans sa différence.
Je me suis alors efforcé de confronter diverses approches de sociologues qui pourraient rendre compte de pratiques diverses de la poésie en fonction des contextes. Ainsi, la sociologie durkheimienne, attachée aux institutions sociales – comme l’école, la religion ou, en un sens, le monde du travail dans les sociétés modernes formant un système socio-économique – me semblait décrire assez bien une pratique comme celle du vuciaratu improvisé pour les morts, étant exclusivement confiée à des femmes dont certaines semblaient jouir d’un statut de semi-professionnelles, ne se contentant pas de pleurer les leurs mais offrant – gratuitement à Corscia, contrairement à certaines pratiques du Sud de la Corse où elles pouvaient être rémunérées – leur savoir-faire, leur savoir-dire, leur capacité à raconter la vie du défunt et à exprimer publiquement la douleur de toutes les familles du village qui venaient à perdre un proche. Ce cas est d’ailleurs analysé par le sociologue de l’école durkheimienne Maurice Halbwachs dans son ouvrage sur La psychologie collective, où les vocératrices corses sont considérées comme les porte-voix de la conscience collective, des sentiments communs du groupe auquel elles appartiennent, et non comme des poètes exprimant leurs propres émotions.
L’approche durkheimienne permet de rendre compte de la pression sociale qui pèse sur des acteurs devant répondre à certaines injonctions ou contraintes. De même, on a pu me rapporter qu’être « vraiment » de Lozzi, c’était être poète, et la mémoire collective comme les comptes-rendus des journaux des années 1930 attestent que les Luzzinchi participaient en nombre aux concours de poésie improvisée et de chjam’è rispondi qui étaient, là encore, une institution, notamment à l’occasion de la Foire du Niolu qui a lieu autour du 8 septembre. Les Curscinchi, pour leur part, n’y participaient quasiment jamais, beaucoup improvisaient sur le champ de foire, dans le cadre public mais restreint des buvettes, ou « baraques », mais ne montaient pas sur la scène pour s’affronter aux « grands » poètes, ceux qui publiaient déjà par ailleurs.
La théorie la plus célèbre de Gabriel Tarde selon laquelle les phénomènes sociaux se propagent à la manière d’une onde, par imitation, théorie explicitement dénigrée à son époque par Durkheim, et peu à peu abandonnée comme telle par la très grande majorité des sociologues français, me semblait rendre compte en revanche beaucoup mieux des pratiques de la poésie les plus ordinaires dans le village de Corscia. Aucune pression sociale ne se faisant sentir ici de l’extérieur, de manière « verticale », impersonnelle et générale, si l’on excepte le cas de ces pleureuses semi-professionnelles, restait la possibilité d’étudier la propagation « horizontale » du désir de composer des poésies, en improvisant par exemple, dans les familles ou dans les groupes d’amis.
Je passerai vite sur la référence, essentielle par ailleurs à mes yeux, à un autre sociologue, Howard Becker, qui raisonne par « milieux » sociaux-culturels dans son ouvrage Les Mondes de l’art, référence très éclairante pour mesurer la différence entre deux contextes, deux cadres sociaux, ici deux villages pourtant voisins dans lesquels la poésie est très présente, mais sous des formes très différentes (avec une influence littéraire marquée à Lozzi, et quasiment absente à Corscia, ou encore un refus assez fréquent du statut de « poète » chez ceux de Corscia alors qu’il est accepté et revendiqué avec fierté à Lozzi). À la question souvent posée – pourquoi y avait-il autant de poètes à Corscia ? – Gabriel Tarde permettait donc d’envisager une réponse suivant le principe de l’imitation, qui demandait à être précisé par une étude des voies de propagation de l’inspiration poétique lorsque les témoignages permettaient de les suivre.
Il en est issu un ouvrage volumineux (585 pages), Musa chì parte da Corscia, pueti è puesie ind’un paese niulincu, paru à l’été 2019, dans lequel je présente assez longuement ma démarche avant de proposer une anthologie qui rassemble plus d’une centaine de poètes, si l’on compte la vingtaine dont je n’ai pu recueillir qu’une strophe ou deux, et sachant que j’ai élargi ma recherche à quelques familles issues de Corscia dont l’un des ancêtres s’est installé dans une autre région, suite la plupart du temps aux transhumances, ordinaires dans ce village de culture pastorale. La poésie était donc bien encore présente à Corscia, contrairement à une idée générale assez communément rapportée selon laquelle au Niolu, « le village des poètes » était celui de Lozzi. Il est vrai qu’ils y sont fort nombreux, qu’il y en avait, selon la légende, dans chaque famille, et que la poésie dans ce village est, pour le dire d’un mot, une véritable institution. Il m’est apparu qu’à Corscia, au contraire, ce n’était pas exactement le cas, et que le goût pour la poésie y était associé à d’autres représentations sociales, s’inscrivant dans un cadre plus modeste, celui de la famille - au sens large, comme dans les poésies électorales défendant le clan ou le parti comme famille élargie – , cadre existant aussi à Lozzi, mais mêlé le plus souvent à un haut degré d’exigence esthétique et, pourrait-on dire, une certaine culture littéraire qui conduit à une production poétique reconnaissable dans sa différence.
Je me suis alors efforcé de confronter diverses approches de sociologues qui pourraient rendre compte de pratiques diverses de la poésie en fonction des contextes. Ainsi, la sociologie durkheimienne, attachée aux institutions sociales – comme l’école, la religion ou, en un sens, le monde du travail dans les sociétés modernes formant un système socio-économique – me semblait décrire assez bien une pratique comme celle du vuciaratu improvisé pour les morts, étant exclusivement confiée à des femmes dont certaines semblaient jouir d’un statut de semi-professionnelles, ne se contentant pas de pleurer les leurs mais offrant – gratuitement à Corscia, contrairement à certaines pratiques du Sud de la Corse où elles pouvaient être rémunérées – leur savoir-faire, leur savoir-dire, leur capacité à raconter la vie du défunt et à exprimer publiquement la douleur de toutes les familles du village qui venaient à perdre un proche. Ce cas est d’ailleurs analysé par le sociologue de l’école durkheimienne Maurice Halbwachs dans son ouvrage sur La psychologie collective, où les vocératrices corses sont considérées comme les porte-voix de la conscience collective, des sentiments communs du groupe auquel elles appartiennent, et non comme des poètes exprimant leurs propres émotions.
L’approche durkheimienne permet de rendre compte de la pression sociale qui pèse sur des acteurs devant répondre à certaines injonctions ou contraintes. De même, on a pu me rapporter qu’être « vraiment » de Lozzi, c’était être poète, et la mémoire collective comme les comptes-rendus des journaux des années 1930 attestent que les Luzzinchi participaient en nombre aux concours de poésie improvisée et de chjam’è rispondi qui étaient, là encore, une institution, notamment à l’occasion de la Foire du Niolu qui a lieu autour du 8 septembre. Les Curscinchi, pour leur part, n’y participaient quasiment jamais, beaucoup improvisaient sur le champ de foire, dans le cadre public mais restreint des buvettes, ou « baraques », mais ne montaient pas sur la scène pour s’affronter aux « grands » poètes, ceux qui publiaient déjà par ailleurs.
La théorie la plus célèbre de Gabriel Tarde selon laquelle les phénomènes sociaux se propagent à la manière d’une onde, par imitation, théorie explicitement dénigrée à son époque par Durkheim, et peu à peu abandonnée comme telle par la très grande majorité des sociologues français, me semblait rendre compte en revanche beaucoup mieux des pratiques de la poésie les plus ordinaires dans le village de Corscia. Aucune pression sociale ne se faisant sentir ici de l’extérieur, de manière « verticale », impersonnelle et générale, si l’on excepte le cas de ces pleureuses semi-professionnelles, restait la possibilité d’étudier la propagation « horizontale » du désir de composer des poésies, en improvisant par exemple, dans les familles ou dans les groupes d’amis.
Je passerai vite sur la référence, essentielle par ailleurs à mes yeux, à un autre sociologue, Howard Becker, qui raisonne par « milieux » sociaux-culturels dans son ouvrage Les Mondes de l’art, référence très éclairante pour mesurer la différence entre deux contextes, deux cadres sociaux, ici deux villages pourtant voisins dans lesquels la poésie est très présente, mais sous des formes très différentes (avec une influence littéraire marquée à Lozzi, et quasiment absente à Corscia, ou encore un refus assez fréquent du statut de « poète » chez ceux de Corscia alors qu’il est accepté et revendiqué avec fierté à Lozzi). À la question souvent posée – pourquoi y avait-il autant de poètes à Corscia ? – Gabriel Tarde permettait donc d’envisager une réponse suivant le principe de l’imitation, qui demandait à être précisé par une étude des voies de propagation de l’inspiration poétique lorsque les témoignages permettaient de les suivre.
Le moteur de l’imitation
Quels sont alors les enseignements que j’ai pu tirer de cette recherche ? Contrairement au jugement qui faisait valoir que tout était perdu, la poésie était encore bien présente à Corscia, et d’abord dans les mémoires, mais cette présence était en grande partie sourde, souterraine, ou confidentielle. Certains, il est vrai, parsemaient leurs récits de strophes souvent improvisées par tel ou tel poète du village, et ce sont eux qui m’ont laissé penser que le terrain était propice à la recherche. Avec d’autres, il fallait interroger davantage, ou simplement marquer un intérêt pour la poésie, pour que la mémoire se réactive et que le fil de la tradition se renoue. En outre, en cherchant du passé, j’ai trouvé du présent, puisque certaines personnes que j’étais allé rencontrer pour recueillir des poésies d’un père, d’un oncle ou d’une grand-mère, m’ont avoué écrire également et m’ont transmis leurs poésies.
Mais, plus étonnant encore, en cherchant du passé, j’ai également « trouvé de l’avenir », car d’autres se sont soit remis à écrire des poésies, soit à en écrire pour la première fois, qu’ils aient cinquante-cinq ou quatre-vingt-dix ans, et même après la parution du livre, selon le principe de l’imitation, certains auteurs se sont révélés ou m’ont transmis leurs premières poésies. Un jeune du village, âgé d’une vingtaine d’années, connaissait mon projet d’anthologie mais n’avait pas compris qu’elle intégrerait des auteurs vivants ; un autre, âgé d’une cinquantaine d’années, a écrit ses premières poésies une fois la lecture de l’ouvrage achevée, et me les a transmises. J’ai donc trouvé de l’avenir dans la mesure où ces poésies n’auraient pas été écrites si je n’avais pas mené cette recherche : j’ai donc trouvé parfois ce que je ne cherchais pas ! Même si cela peut sembler paradoxal, il s’agit d’un fait social en soi : la recherche sociologique ne découvre pas seulement, mais participe à la production d’une réalité sociale.
C’est le principe de la sociologie de l’interaction qui s’applique ici : l’intérêt du « chercheur » pour les poésies contribue à produire des poésies, comme un improvisateur de chjam’è rispondi co-participe à ce que son adversaire peut lui répondre. Si j’ai pu identifier au village une quarantaine de poètes anciens supplémentaires, dont je n’ai rien pu recueillir, en revanche une trentaine d’auteurs actuels se sont ajoutés après la parution, notamment dans la famille Santucci de Perelli d’Alisgiani, chez qui j’ai pu compter une quinzaine de poètes de tous âges, trois d’entre eux étant déjà intégrés à l’ouvrage publié. J’ai pu constater que dans cette famille, encore aujourd’hui, la poésie était réellement une manière d’être au quotidien, qu’elle intervenait à toute occasion, pour les grands événements ou les plus insignifiants en apparence – et ce détail a son importance pour la référence à la sociologie de Tarde, à laquelle je vais consacrer la seconde partie de cette réflexion.
Mais, plus étonnant encore, en cherchant du passé, j’ai également « trouvé de l’avenir », car d’autres se sont soit remis à écrire des poésies, soit à en écrire pour la première fois, qu’ils aient cinquante-cinq ou quatre-vingt-dix ans, et même après la parution du livre, selon le principe de l’imitation, certains auteurs se sont révélés ou m’ont transmis leurs premières poésies. Un jeune du village, âgé d’une vingtaine d’années, connaissait mon projet d’anthologie mais n’avait pas compris qu’elle intégrerait des auteurs vivants ; un autre, âgé d’une cinquantaine d’années, a écrit ses premières poésies une fois la lecture de l’ouvrage achevée, et me les a transmises. J’ai donc trouvé de l’avenir dans la mesure où ces poésies n’auraient pas été écrites si je n’avais pas mené cette recherche : j’ai donc trouvé parfois ce que je ne cherchais pas ! Même si cela peut sembler paradoxal, il s’agit d’un fait social en soi : la recherche sociologique ne découvre pas seulement, mais participe à la production d’une réalité sociale.
C’est le principe de la sociologie de l’interaction qui s’applique ici : l’intérêt du « chercheur » pour les poésies contribue à produire des poésies, comme un improvisateur de chjam’è rispondi co-participe à ce que son adversaire peut lui répondre. Si j’ai pu identifier au village une quarantaine de poètes anciens supplémentaires, dont je n’ai rien pu recueillir, en revanche une trentaine d’auteurs actuels se sont ajoutés après la parution, notamment dans la famille Santucci de Perelli d’Alisgiani, chez qui j’ai pu compter une quinzaine de poètes de tous âges, trois d’entre eux étant déjà intégrés à l’ouvrage publié. J’ai pu constater que dans cette famille, encore aujourd’hui, la poésie était réellement une manière d’être au quotidien, qu’elle intervenait à toute occasion, pour les grands événements ou les plus insignifiants en apparence – et ce détail a son importance pour la référence à la sociologie de Tarde, à laquelle je vais consacrer la seconde partie de cette réflexion.
Une vitalité observée sur le terrain
Face à l’enthousiasme suscité par ma démarche de redécouverte, et le mouvement de création qu’elle a contribué à encourager, on pourra me faire un certain nombre d’objections de caractère très général, auxquelles je répondrai avant de montrer qu’elles impliquent toutes le même schéma de pensée auquel j’opposerai une approche inspirée de Gabriel Tarde. On dira donc : « tu as fait cela au bon moment, aujourd’hui ce serait trop tard ». Bien entendu, certains témoins se sont éteints, mais d’autres sont encore vivants et surtout la tradition se perpétue, suivant les voies qui sont les siennes, passant d’un individu à l’autre, d’un village à l’autre, de sorte qu’on ne saurait poser un diagnostic général concernant « la poésie corse », qu’il soit favorable ou défavorable, indépendamment d’une étude de terrain précise et documentée.
Précisément, on dira encore : « Mais ce n’est qu’un village ! Ailleurs la poésie n’existe plus » : on ne saurait répondre qu’en produisant des exemples toujours singuliers, et ainsi je peux affirmer pour ma part que certains jeunes ont entrepris plus ou moins résolument de procéder aux mêmes recherches à Pietralba ou à Casamaccioli, sans parler de ce qui a déjà été effectué dans le Nebbiu par Louis Giacomoni, et publié sur le site internet Estri è cuntrasti, ou encore à Campile (travail de collecte effectué mais non publié), sans parler de l’anthologie déjà bien avancée d’Olivier Ancey concernant son village de Lozzi. On pourrait appliquer le même raisonnement à l’art du chjam’è rispondi, dont il serait faux de croire qu’il a disparu. Les poètes sont dispersés sur le territoire, et ne se prêtent pas tous à l’exercice de cet art en public ou sur la scène, mais je pourrais en citer une soixantaine que j’ai pu entendre moi-même ou que d’autres m’ont certifié avoir entendu improviser à l’occasion d’un mariage par exemple, ou lors d’une simple rencontre dans un bar de village.
Le travail de terrain est un élément essentiel de mon argumentation, il permet de donner une image plus juste de la vivacité de notre culture, contre les jugements à l’emporte-pièce. Pour prendre un exemple, à la foire du Niolu cette année, une dizaine de poètes improvisateurs étaient présents ; aucune rencontre officielle n'était organisée, mais j’ai moi-même improvisé à plusieurs reprises avec Fanfan Santucci de Perelli d’Alisgiani, et Carlo Storai a improvisé avec un poète dont il n’a su m’indiquer précisément l’identité. Ne pouvant pas être partout, certains ont pourtant cru pouvoir affirmer que cette année, il n’y avait eu aucun chjam’è rispondi à la Foire du Niolu ! L’absence de scène unique accueillant les poètes improvisateurs doit nous conduire à circuler dans l’espace social pour aller chercher les acteurs culturels moins visibles, qui ont pourtant toujours existé en marge, à côté des plus en vue, et probablement en plus grand nombre que ces derniers. Comme l’écrit Jean-Yves Jouannais dans Artistes sans œuvres : « Ce qu’il est donné à voir de la culture d’une époque est déjà le résultat d’une sélection, élitiste, cultivée, bien-pensante, parmi les œuvres ayant eu accès à une certaine visibilité. Pointe infinie d’un iceberg. Une multiplicité de productions n’accède pas à la lumière. »
Précisément, on dira encore : « Mais ce n’est qu’un village ! Ailleurs la poésie n’existe plus » : on ne saurait répondre qu’en produisant des exemples toujours singuliers, et ainsi je peux affirmer pour ma part que certains jeunes ont entrepris plus ou moins résolument de procéder aux mêmes recherches à Pietralba ou à Casamaccioli, sans parler de ce qui a déjà été effectué dans le Nebbiu par Louis Giacomoni, et publié sur le site internet Estri è cuntrasti, ou encore à Campile (travail de collecte effectué mais non publié), sans parler de l’anthologie déjà bien avancée d’Olivier Ancey concernant son village de Lozzi. On pourrait appliquer le même raisonnement à l’art du chjam’è rispondi, dont il serait faux de croire qu’il a disparu. Les poètes sont dispersés sur le territoire, et ne se prêtent pas tous à l’exercice de cet art en public ou sur la scène, mais je pourrais en citer une soixantaine que j’ai pu entendre moi-même ou que d’autres m’ont certifié avoir entendu improviser à l’occasion d’un mariage par exemple, ou lors d’une simple rencontre dans un bar de village.
Le travail de terrain est un élément essentiel de mon argumentation, il permet de donner une image plus juste de la vivacité de notre culture, contre les jugements à l’emporte-pièce. Pour prendre un exemple, à la foire du Niolu cette année, une dizaine de poètes improvisateurs étaient présents ; aucune rencontre officielle n'était organisée, mais j’ai moi-même improvisé à plusieurs reprises avec Fanfan Santucci de Perelli d’Alisgiani, et Carlo Storai a improvisé avec un poète dont il n’a su m’indiquer précisément l’identité. Ne pouvant pas être partout, certains ont pourtant cru pouvoir affirmer que cette année, il n’y avait eu aucun chjam’è rispondi à la Foire du Niolu ! L’absence de scène unique accueillant les poètes improvisateurs doit nous conduire à circuler dans l’espace social pour aller chercher les acteurs culturels moins visibles, qui ont pourtant toujours existé en marge, à côté des plus en vue, et probablement en plus grand nombre que ces derniers. Comme l’écrit Jean-Yves Jouannais dans Artistes sans œuvres : « Ce qu’il est donné à voir de la culture d’une époque est déjà le résultat d’une sélection, élitiste, cultivée, bien-pensante, parmi les œuvres ayant eu accès à une certaine visibilité. Pointe infinie d’un iceberg. Une multiplicité de productions n’accède pas à la lumière. »
Compter un par un
Le moment est venu de formuler et de développer l’idée principale de cette réflexion, selon laquelle il nous faut réapprendre à compter. Il nous faut, en effet, réapprendre à compter, c’est-à-dire à compter un par un. Régulièrement, j’oppose au jugement généralisant selon lequel « on n’entend plus parler corse », un certain nombre d’exemples, au gré des rencontres. La réponse est souvent la même : « ce n’est qu’une personne, un cas ! » Evidemment, selon ce principe, à chaque occurrence, les cas réels s’effacent devant le total des cas supposés.
Mais si l’on reprend l’exemple des poètes, beaucoup peuvent être dépositaires de la compétence à produire des poésies sans pour autant la mettre en œuvre en public et à tout moment. On peut donc savoir faire des poésies, les improviser ou les écrire, sans le faire en permanence. Ce n’est pas parce qu’on n’entend pas de poésies à tout moment dans la rue qu’il n’y a plus de poètes ! De même, ce n’est pas parce qu’on n’entend pas parler corse que l’aptitude à parler corse a disparu. Gabriel Tarde se méfie d’une approche trop « superficielle » des phénomènes sociaux, dont il considère qu’ils vont au contraire « de l’intérieur vers l’extérieur ».
On ne saurait donc se prononcer uniquement en fonction de ce qui est directement visible. Bien entendu, les poésies que j’ai recueillies n’étaient pas directement visibles sans mise en lumière par la recherche, qu’elles soient dans les tiroirs, dans les mémoires, ou même dans les intentions des uns et des autres. Ainsi, des personnes que l’on n’a jamais entendu parler corse peuvent nous répondre si le contexte fait qu’on leur adresse la parole en corse. On m’a parfois dit : « ils parlent corse parce que tu leur parles corse ! » Mais précisément, on peut considérer que l’interaction sociale est à la fois un moyen d’accéder à une certaine réalité et de l’entretenir. Ce sont donc les relations, et les exemples singuliers qui comptent d’abord.
Par principe, chaque unité compte, et le titre de cet article est à considérer dans ce double sens. Je pourrais même dire : seules les unités comptent, car elles sont la réalité sociale première, concrète, celle, par exemple, qui porte une culture. Ces unités, qui sont des êtres sociaux, peuvent produire, par le jeu de l’imitation, des effets sur d’autres individus, comme, dans le chjam’è rispondi, un poète en produit un autre, le pousse à se dépasser car il lui faut répondre. En outre, chaque individu imite à sa manière, et imiter n’est pas singer – même si la caricature peut être une manière pour une culture de se propager en se figeant, mais dans ce cas elle relève plutôt d’un phénomène de groupe, presque de foule, plus que d’une imitation au sens interindividuel qui est celui de Tarde, et qui se joue toujours d’abord entre deux individus, chacun apportant ses variations individuelles à une culture, qu’elle soit linguistique, artistique ou même religieuse. Il y a mille manières d’être catholique, et on ne saurait se contenter de compter le nombre de gens qui vont à la messe le dimanche, approche superficielle qui fait disparaître les différences de pratiques derrière un chiffre global sans grande signification.
En d’autres termes, la forêt cache souvent l’arbre, or c’est bien chaque arbre qui compte, et qui fait la forêt. Il s’agirait donc de désacraliser le nombre, et pour reprendre l’exemple de l’événement culturel qui ne mobilise pas les foules, on peut imaginer qu’un public de trente personnes vraiment intéressées ou curieuses est plus significatif qu’un public non concerné de cent personnes, dont certaines sont venues pour faire plaisir à un proche, d’autres par contrainte, comme des enfants, et qui pensent à autre chose ou passent leur temps à consulter leur téléphone, comme on en voit si souvent dans les diverses salles de spectacle. Il faut donc, avant de faire le total des spectateurs, envisager la participation réelle de chacun à cet événement culturel, évaluer la façon dont chacun – chaque un – compte. Ecoutons Gabriel Tarde dans cet extrait des Lois sociales (p.61) :
« C’est en avançant dans la vie que nous nous réglons souvent sur des modèles collectifs et impersonnels en même temps qu’inconscients d’ordinaire ; mais, avant de parler, de penser, d’agir comme on parle, comme on pense, comme on agit dans notre monde, nous avons commencé par parler, penser, agir, comme il ou elle parle, pense, agit. Et ce il ou cette elle, c’est tel ou tel de nos familiers. Au fond de on, en cherchant bien, nous ne trouverons jamais qu’un certain nombre de ils et de elles qui se sont brouillés et confondus en se multipliant. – Si simple que soit cette distinction, elle est oubliée par ceux qui, dans une institution et une œuvre sociale quelconque, contestent à l’initiative individuelle le rôle créateur, et croient dire quelque chose en professant, par exemple, que les langues et les religions sont des œuvres collectives, que les foules, les foules sans nul meneur, ont fait le grec, le sanscrit, l’hébreu, le bouddhisme, le christianisme, et qu’enfin, c’est par l’action coercitive de la collectivité sur l’individu petit ou grand, toujours modelé et asservi, nullement par l’action suggestive et contagieuse des individus d’élite sur la collectivité, que s’expliquent les formations et les transformations des sociétés. »
Mais si l’on reprend l’exemple des poètes, beaucoup peuvent être dépositaires de la compétence à produire des poésies sans pour autant la mettre en œuvre en public et à tout moment. On peut donc savoir faire des poésies, les improviser ou les écrire, sans le faire en permanence. Ce n’est pas parce qu’on n’entend pas de poésies à tout moment dans la rue qu’il n’y a plus de poètes ! De même, ce n’est pas parce qu’on n’entend pas parler corse que l’aptitude à parler corse a disparu. Gabriel Tarde se méfie d’une approche trop « superficielle » des phénomènes sociaux, dont il considère qu’ils vont au contraire « de l’intérieur vers l’extérieur ».
On ne saurait donc se prononcer uniquement en fonction de ce qui est directement visible. Bien entendu, les poésies que j’ai recueillies n’étaient pas directement visibles sans mise en lumière par la recherche, qu’elles soient dans les tiroirs, dans les mémoires, ou même dans les intentions des uns et des autres. Ainsi, des personnes que l’on n’a jamais entendu parler corse peuvent nous répondre si le contexte fait qu’on leur adresse la parole en corse. On m’a parfois dit : « ils parlent corse parce que tu leur parles corse ! » Mais précisément, on peut considérer que l’interaction sociale est à la fois un moyen d’accéder à une certaine réalité et de l’entretenir. Ce sont donc les relations, et les exemples singuliers qui comptent d’abord.
Par principe, chaque unité compte, et le titre de cet article est à considérer dans ce double sens. Je pourrais même dire : seules les unités comptent, car elles sont la réalité sociale première, concrète, celle, par exemple, qui porte une culture. Ces unités, qui sont des êtres sociaux, peuvent produire, par le jeu de l’imitation, des effets sur d’autres individus, comme, dans le chjam’è rispondi, un poète en produit un autre, le pousse à se dépasser car il lui faut répondre. En outre, chaque individu imite à sa manière, et imiter n’est pas singer – même si la caricature peut être une manière pour une culture de se propager en se figeant, mais dans ce cas elle relève plutôt d’un phénomène de groupe, presque de foule, plus que d’une imitation au sens interindividuel qui est celui de Tarde, et qui se joue toujours d’abord entre deux individus, chacun apportant ses variations individuelles à une culture, qu’elle soit linguistique, artistique ou même religieuse. Il y a mille manières d’être catholique, et on ne saurait se contenter de compter le nombre de gens qui vont à la messe le dimanche, approche superficielle qui fait disparaître les différences de pratiques derrière un chiffre global sans grande signification.
En d’autres termes, la forêt cache souvent l’arbre, or c’est bien chaque arbre qui compte, et qui fait la forêt. Il s’agirait donc de désacraliser le nombre, et pour reprendre l’exemple de l’événement culturel qui ne mobilise pas les foules, on peut imaginer qu’un public de trente personnes vraiment intéressées ou curieuses est plus significatif qu’un public non concerné de cent personnes, dont certaines sont venues pour faire plaisir à un proche, d’autres par contrainte, comme des enfants, et qui pensent à autre chose ou passent leur temps à consulter leur téléphone, comme on en voit si souvent dans les diverses salles de spectacle. Il faut donc, avant de faire le total des spectateurs, envisager la participation réelle de chacun à cet événement culturel, évaluer la façon dont chacun – chaque un – compte. Ecoutons Gabriel Tarde dans cet extrait des Lois sociales (p.61) :
« C’est en avançant dans la vie que nous nous réglons souvent sur des modèles collectifs et impersonnels en même temps qu’inconscients d’ordinaire ; mais, avant de parler, de penser, d’agir comme on parle, comme on pense, comme on agit dans notre monde, nous avons commencé par parler, penser, agir, comme il ou elle parle, pense, agit. Et ce il ou cette elle, c’est tel ou tel de nos familiers. Au fond de on, en cherchant bien, nous ne trouverons jamais qu’un certain nombre de ils et de elles qui se sont brouillés et confondus en se multipliant. – Si simple que soit cette distinction, elle est oubliée par ceux qui, dans une institution et une œuvre sociale quelconque, contestent à l’initiative individuelle le rôle créateur, et croient dire quelque chose en professant, par exemple, que les langues et les religions sont des œuvres collectives, que les foules, les foules sans nul meneur, ont fait le grec, le sanscrit, l’hébreu, le bouddhisme, le christianisme, et qu’enfin, c’est par l’action coercitive de la collectivité sur l’individu petit ou grand, toujours modelé et asservi, nullement par l’action suggestive et contagieuse des individus d’élite sur la collectivité, que s’expliquent les formations et les transformations des sociétés. »
L’onde de propagation
Ici, Tarde insiste sur l’influence des grands hommes ou des élites (pas de gaullisme sans De Gaulle, pas de christianisme sans Jésus, certes), mais ailleurs il précise que les grandes idées sont parfois d’abord portées par les « petits ». Ensuite, en suivant le principe de Tarde, il faudrait mesurer l’onde de propagation du phénomène, et notamment du désir suscité par l’événement culturel. Pour Tarde, les faits sociaux sont affaire de croyance et de désir. L’événement a produit son effet lorsque le spectateur n’en sort pas seulement ému, mais animé d’un désir de partager ce qu’il a ressenti. Il conseillera ainsi à quelques amis d’aller voir ce même spectacle, ou il en parlera simplement avec une passion communicative, comme on parle d’un film qu’on a aimé, sans aucune injonction.
Cette propagation douce est selon Tarde plus efficace que la contrainte, quelle qu’elle soit, même si son action est plus lente, plus souterraine, moins visible, mais plus solide car elle s’appuie sur des liens sociaux réels, intimes parfois, d’individu à individu, des liens amicaux par exemple, qui sont l’essentiel de notre vie sociale réelle. Tarde nous apprend à considérer la force profonde des liens horizontaux, contre la focalisation sur les phénomènes de groupe qui nous font agir comme emportés par une force qui nous dépasse, ou en nous astreignant à suivre des règles abstraites.
Ainsi, un professeur, qui dispose en principe de cette autorité verticale conférée par son statut institutionnel, peut donner des ordres ou des consignes à ses élèves, comme celui de lire tel livre. Sans remettre en cause ce mode d’action qui est celui que Durkheim privilégie, on peut néanmoins en valoriser un autre, qui s’appuie sur la communication d’un désir de lire, ou de la passion de la lecture. Ainsi, un élève suit sans doute des consignes, des règles, mais il peut aussi plus simplement faire comme son professeur en le regardant faire. C’est ainsi que les apprentis apprennent, dans le monde de l’artisanat. Et ce deuxième mode d’action est d’autant plus efficace qu’il produit ses effets de manière souvent inconsciente.
En outre, par ce moyen d’action, qui est en réalité une interaction, l’élève imite et donc propage une manière d’être ou de faire, mais en l’accommodant à ce qu’il est, en produisant sa propre synthèse, comme c’est toujours le cas dans l’ordre des phénomènes sociaux, et déjà dans le règne du vivant, avec la « reproduction » dont on voit bien qu’elle comporte une part essentielle de créativité due notamment au hasard des rencontres. Depuis son ouvrage Monadologie et sociologie, inspiré de Leibniz – inventeur du calcul infinitésimal et penseur des petites perceptions inaperçues, comme ce bruit de fond que l’on ne remarque qu’au bout d’un moment en détournant notre attention de la discussion ou de la lecture dans laquelle on est plongé par exemple, ou comme cette vague qui n’est aperçue que lorsqu’elle est confondue avec toutes les autres dans le bruit global de la mer – Tarde nous invite à nous intéresser à l’infiniment petit, aux petites inflexions, aux accents d’une langue ou aux modifications d’accent d’une conduite, aux petits gestes souvent significatifs.
Le sociologue, s’il veut être utile à la société, par son expertise, devra ainsi se rendre attentif à l’apparition de nouvelles incivilités avant qu’elles ne s’installent durablement par imitation – on n’attendra pas ainsi qu’une décharge sauvage se forme si l’on prête attention à la première épave qui y est abandonnée, et c’est par le bon exemple autant que par le rappel à la loi qu’on pourra s’efforcer d’éviter ce genre de comportements ! L’analyse des nombres, les statistiques sont utiles, mais selon Tarde, leur avantage est aussi leur inconvénient : elles permettent de gommer les petites différences individuelles, et donnent ainsi une idée globale d’un phénomène collectif, mais en même temps, ces petites différences ont en réalité leur importance car elles nuancent le résultat : peut-on comptabiliser les voix d’un candidat à une élection en ajoutant purement et simplement les voix de ceux qui ont voté en raison d’éléments divers de son programme, ou encore en ajoutant les militants, les convaincus et ceux qui ont voté par défaut, avec toutes les nuances intermédiaires ? La comptabilisation permet de décider de l’issue du scrutin et de la victoire politique, mais les multiples petites nuances que l’on a gommées par là-même, et la charge d’hésitation qu’elles portent, permettraient d’évaluer la situation sociale réelle du pays, et décideront peut-être des évolutions ou des mouvements sociaux à venir.
On sait depuis le Traité de Versailles de 1919 ce qu’une paix politique apparente peut contenir de rancœurs et de conflits à venir. L’infiniment petit compte donc déjà, et il peut être destiné à compter encore davantage par la suite. Tarde considère qu’« il y a une prétention universelle de l’infiniment petit à l’infiniment grand » : les grandes idées, comme les grands mouvements, ont d’abord été de petites idées, nées dans l’esprit de tel ou tel individu, et qui se sont propagées par des canaux souvent obscurs, par suggestion parfois, et sans grande débauche de moyens. C’est ainsi que les « faibles » en viennent au bout du compte à renverser les « forts », ceux qui semblaient détenir le monopole du pouvoir. Les phénomènes sociaux se jouent en partie au moins à un niveau microsociologique, qui échappe d’ailleurs en partie aux acteurs eux-mêmes.
Un professeur sait-il ce que ses élèves retiendront de son cours, ce qu’ils en comprendront vraiment, comment ils comprendront ? Il se peut fort qu’à côté d’une idée ou d’une phrase désignée par lui comme « importante », ce soit un petit exemple, une référence secondaire, qui des années plus tard prenne tout son poids dans la pensée et la vie de tel élève. Autrement dit, il est difficile de hiérarchiser les phénomènes selon leur importance à un instant t, qui est toujours relative. Ce qui, dans un cours, peut être important dans la perspective de l’examen ou du concours de fin d’année, peut ne pas l’être pour la vie future, et inversement. L’évaluation de l’élève ne sanctionne ainsi que sa production du moment, et ne saurait préjuger du devenir intellectuel et professionnel de ce dernier.
Un autre exemple : en discutant avec divers lecteurs d’un roman comme À son image de Jérôme Ferrari, j’ai été étonné de constater que nous n’avions vraisemblablement pas vraiment lu le même livre. Beaucoup de mes interlocuteurs avaient été intéressés par son analyse et sa description du nationalisme corse, incarnée par l’un des personnages masculins, et essentiellement dans un seul chapitre de l’ouvrage, alors que cet aspect m’avait beaucoup moins marqué que l’histoire de ce curé qui doit célébrer la messe d’enterrement de sa filleule. D’autres encore ont été touchés, comme moi, notamment parce que je suis chanteur, par la construction du récit en fonction des chants de la liturgie – ou encore, m’a-t-on dit récemment, par la dimension du sacré. Lorsqu’il est interrogé sur son roman, l’auteur lui-même, qui est philosophe, se concentre le plus souvent sur le statut de l’image, la façon dont la photographie enregistre un moment de vie de manière si étrange, comme l’avait analysé Roland Barthes dans La chambre claire.
Cette liste de points d’accroche différents pour chaque lecteur, dans le même ouvrage, peut être encore allongée indéfiniment : on pourrait parler de l’esthète qui est embarqué par la musicalité de la phrase. Comme je l’ai dit, dans mon cas, je cumule plusieurs de ces critères d’appréciation, et d’autres points d’accroche en apparence plus anecdotiques peuvent avoir une grande importance pour moi, comme la manière dont le personnage féminin meurt, qui m’a rappelé le décès d’un ami trois mois avant la parution du livre dans des circonstances similaires. Une œuvre culturelle, un discours, un cours, une discussion informelle, toutes ces formes sociales recèlent un contenu multiple, non hiérarchisable a priori, qui peut produire des effets en tous sens s’il fait l’objet d’une diffusion, effets non prévisibles car les faits sociaux ne sont pas des actions unilatérales dont on pourrait évaluer l’efficacité de manière simple, mais des interactions, par exemple, les interactions entre un roman et son public, c’est-à-dire une multiplicité de lecteurs au cours du temps. On peut se satisfaire qu’un roman soit vendu à dix mille exemplaires, mais sait-on s’il sera vraiment lu, s’il sera apprécié, comment il sera lu et apprécié, quelles idées issues de cette lecture feront leur chemin, et quel chemin ?
L’analyse de Tarde rejoint étrangement celle de François Jullien à propos de la pensée chinoise dans son Traité de l’efficacité. L’un des exemples donnés par ce dernier concerne le jardinier qui ne considère pas qu’il « produit des légumes » par lui-même, qu’il « fait des légumes » – ce qui serait un abus de langage – mais qu’il prépare le terrain pour que, peut-être, si toutes les conditions sont remplies, des légumes viennent à pousser. Une culture, comme une langue, pourrait être considérée comme un terrain auquel chacun peut apporter sa contribution, même modeste, et dont on ne peut savoir par avance ce qu’il produira exactement. Avant d’être un chiffre, la production renvoie à un processus vivant mettant en relation une multiplicité d’acteurs.
Cette propagation douce est selon Tarde plus efficace que la contrainte, quelle qu’elle soit, même si son action est plus lente, plus souterraine, moins visible, mais plus solide car elle s’appuie sur des liens sociaux réels, intimes parfois, d’individu à individu, des liens amicaux par exemple, qui sont l’essentiel de notre vie sociale réelle. Tarde nous apprend à considérer la force profonde des liens horizontaux, contre la focalisation sur les phénomènes de groupe qui nous font agir comme emportés par une force qui nous dépasse, ou en nous astreignant à suivre des règles abstraites.
Ainsi, un professeur, qui dispose en principe de cette autorité verticale conférée par son statut institutionnel, peut donner des ordres ou des consignes à ses élèves, comme celui de lire tel livre. Sans remettre en cause ce mode d’action qui est celui que Durkheim privilégie, on peut néanmoins en valoriser un autre, qui s’appuie sur la communication d’un désir de lire, ou de la passion de la lecture. Ainsi, un élève suit sans doute des consignes, des règles, mais il peut aussi plus simplement faire comme son professeur en le regardant faire. C’est ainsi que les apprentis apprennent, dans le monde de l’artisanat. Et ce deuxième mode d’action est d’autant plus efficace qu’il produit ses effets de manière souvent inconsciente.
En outre, par ce moyen d’action, qui est en réalité une interaction, l’élève imite et donc propage une manière d’être ou de faire, mais en l’accommodant à ce qu’il est, en produisant sa propre synthèse, comme c’est toujours le cas dans l’ordre des phénomènes sociaux, et déjà dans le règne du vivant, avec la « reproduction » dont on voit bien qu’elle comporte une part essentielle de créativité due notamment au hasard des rencontres. Depuis son ouvrage Monadologie et sociologie, inspiré de Leibniz – inventeur du calcul infinitésimal et penseur des petites perceptions inaperçues, comme ce bruit de fond que l’on ne remarque qu’au bout d’un moment en détournant notre attention de la discussion ou de la lecture dans laquelle on est plongé par exemple, ou comme cette vague qui n’est aperçue que lorsqu’elle est confondue avec toutes les autres dans le bruit global de la mer – Tarde nous invite à nous intéresser à l’infiniment petit, aux petites inflexions, aux accents d’une langue ou aux modifications d’accent d’une conduite, aux petits gestes souvent significatifs.
Le sociologue, s’il veut être utile à la société, par son expertise, devra ainsi se rendre attentif à l’apparition de nouvelles incivilités avant qu’elles ne s’installent durablement par imitation – on n’attendra pas ainsi qu’une décharge sauvage se forme si l’on prête attention à la première épave qui y est abandonnée, et c’est par le bon exemple autant que par le rappel à la loi qu’on pourra s’efforcer d’éviter ce genre de comportements ! L’analyse des nombres, les statistiques sont utiles, mais selon Tarde, leur avantage est aussi leur inconvénient : elles permettent de gommer les petites différences individuelles, et donnent ainsi une idée globale d’un phénomène collectif, mais en même temps, ces petites différences ont en réalité leur importance car elles nuancent le résultat : peut-on comptabiliser les voix d’un candidat à une élection en ajoutant purement et simplement les voix de ceux qui ont voté en raison d’éléments divers de son programme, ou encore en ajoutant les militants, les convaincus et ceux qui ont voté par défaut, avec toutes les nuances intermédiaires ? La comptabilisation permet de décider de l’issue du scrutin et de la victoire politique, mais les multiples petites nuances que l’on a gommées par là-même, et la charge d’hésitation qu’elles portent, permettraient d’évaluer la situation sociale réelle du pays, et décideront peut-être des évolutions ou des mouvements sociaux à venir.
On sait depuis le Traité de Versailles de 1919 ce qu’une paix politique apparente peut contenir de rancœurs et de conflits à venir. L’infiniment petit compte donc déjà, et il peut être destiné à compter encore davantage par la suite. Tarde considère qu’« il y a une prétention universelle de l’infiniment petit à l’infiniment grand » : les grandes idées, comme les grands mouvements, ont d’abord été de petites idées, nées dans l’esprit de tel ou tel individu, et qui se sont propagées par des canaux souvent obscurs, par suggestion parfois, et sans grande débauche de moyens. C’est ainsi que les « faibles » en viennent au bout du compte à renverser les « forts », ceux qui semblaient détenir le monopole du pouvoir. Les phénomènes sociaux se jouent en partie au moins à un niveau microsociologique, qui échappe d’ailleurs en partie aux acteurs eux-mêmes.
Un professeur sait-il ce que ses élèves retiendront de son cours, ce qu’ils en comprendront vraiment, comment ils comprendront ? Il se peut fort qu’à côté d’une idée ou d’une phrase désignée par lui comme « importante », ce soit un petit exemple, une référence secondaire, qui des années plus tard prenne tout son poids dans la pensée et la vie de tel élève. Autrement dit, il est difficile de hiérarchiser les phénomènes selon leur importance à un instant t, qui est toujours relative. Ce qui, dans un cours, peut être important dans la perspective de l’examen ou du concours de fin d’année, peut ne pas l’être pour la vie future, et inversement. L’évaluation de l’élève ne sanctionne ainsi que sa production du moment, et ne saurait préjuger du devenir intellectuel et professionnel de ce dernier.
Un autre exemple : en discutant avec divers lecteurs d’un roman comme À son image de Jérôme Ferrari, j’ai été étonné de constater que nous n’avions vraisemblablement pas vraiment lu le même livre. Beaucoup de mes interlocuteurs avaient été intéressés par son analyse et sa description du nationalisme corse, incarnée par l’un des personnages masculins, et essentiellement dans un seul chapitre de l’ouvrage, alors que cet aspect m’avait beaucoup moins marqué que l’histoire de ce curé qui doit célébrer la messe d’enterrement de sa filleule. D’autres encore ont été touchés, comme moi, notamment parce que je suis chanteur, par la construction du récit en fonction des chants de la liturgie – ou encore, m’a-t-on dit récemment, par la dimension du sacré. Lorsqu’il est interrogé sur son roman, l’auteur lui-même, qui est philosophe, se concentre le plus souvent sur le statut de l’image, la façon dont la photographie enregistre un moment de vie de manière si étrange, comme l’avait analysé Roland Barthes dans La chambre claire.
Cette liste de points d’accroche différents pour chaque lecteur, dans le même ouvrage, peut être encore allongée indéfiniment : on pourrait parler de l’esthète qui est embarqué par la musicalité de la phrase. Comme je l’ai dit, dans mon cas, je cumule plusieurs de ces critères d’appréciation, et d’autres points d’accroche en apparence plus anecdotiques peuvent avoir une grande importance pour moi, comme la manière dont le personnage féminin meurt, qui m’a rappelé le décès d’un ami trois mois avant la parution du livre dans des circonstances similaires. Une œuvre culturelle, un discours, un cours, une discussion informelle, toutes ces formes sociales recèlent un contenu multiple, non hiérarchisable a priori, qui peut produire des effets en tous sens s’il fait l’objet d’une diffusion, effets non prévisibles car les faits sociaux ne sont pas des actions unilatérales dont on pourrait évaluer l’efficacité de manière simple, mais des interactions, par exemple, les interactions entre un roman et son public, c’est-à-dire une multiplicité de lecteurs au cours du temps. On peut se satisfaire qu’un roman soit vendu à dix mille exemplaires, mais sait-on s’il sera vraiment lu, s’il sera apprécié, comment il sera lu et apprécié, quelles idées issues de cette lecture feront leur chemin, et quel chemin ?
L’analyse de Tarde rejoint étrangement celle de François Jullien à propos de la pensée chinoise dans son Traité de l’efficacité. L’un des exemples donnés par ce dernier concerne le jardinier qui ne considère pas qu’il « produit des légumes » par lui-même, qu’il « fait des légumes » – ce qui serait un abus de langage – mais qu’il prépare le terrain pour que, peut-être, si toutes les conditions sont remplies, des légumes viennent à pousser. Une culture, comme une langue, pourrait être considérée comme un terrain auquel chacun peut apporter sa contribution, même modeste, et dont on ne peut savoir par avance ce qu’il produira exactement. Avant d’être un chiffre, la production renvoie à un processus vivant mettant en relation une multiplicité d’acteurs.
Interaction de singularités
À travers la référence à Gabriel Tarde, je propose ainsi de reconsidérer un grand nombre des jugements que nous portons sur notre culture – excessivement marqués par une orientation implicitement durkheimienne – en relativisant donc l’importance des actions institutionnelles, de type « politique », pour prendre la mesure de ce qui a lieu, de manière plus ou moins visible, dans le champ social, au niveau des individus et entre eux.
On pourra opposer au déclinisme et à l’explication superficielle par le nombre, qui rapporte finalement tout à la démographie, la multiplicité des courants sociaux profonds, avec leurs variations, leurs interférences aussi. Que la langue corse d’aujourd’hui soit mêlée de français, dans le vocabulaire comme dans la syntaxe est un fait, mais ce jugement ne tient pas compte de la grande diversité des locuteurs. Ou encore, pour insister sur la notion d’interférence, le chant corse « identitaire » des années 1970 à 2000 est mêlé d’influences sud-américaines ou russes, et on en trouverait bien d’autres encore chez les groupes plus jeunes, mais en 1916 les prisonniers corses enregistrés en Allemagne chantaient des chansons italiennes à côté de chansons plus traditionnelles, et certains sont revenus des tranchées avec des chants issus d’autres régions de France qu’ils ont chantés dans leurs villages et qui s’y sont transmis.
Dans cette optique tardienne, aucun phénomène social n’est « pur », et il y a autant de manières d’être corse que d’être musicien ou catholique. « Chacun de nous, aussi orthodoxe qu’il puisse être, a sa religion à soi, et, si correct qu’il puisse être, sa langue à soi, sa morale à soi ». Ce sont les individus qui comptent, « ce principe essentiel si volatile, la singularité profonde et fugitive des personnes, leur manière d’être, de penser, de sentir, qui n’est qu’une fois et n’est qu’un instant », selon la belle formule de Tarde. On ne peut ajouter les unes aux autres ces singularités, selon une simple opération numérique abstraite. C’est en interagissant socialement les unes avec les autres qu’elles peuvent s’ajouter, se combiner, s’entre-modifier.
Ainsi, face à un jugement défaitiste sur notre culture ou notre langue, la question ne serait pas de savoir ce qu’untel en pense en général, mais ce qu’il fait pour elles – et bien souvent, il fait déjà suffisamment sans s’en rendre compte, rien qu’en parlant, en débattant de manière informelle, ou peut-être même déjà en lisant. L’optimiste que je suis et les pessimistes que je peux fréquenter sont amenés, de fait à nuancer leurs jugements par les échanges qu’ils ont entre eux, car chacun est à même d’insinuer dans l’esprit de l’autre de petites idées qui feront peut-être leur chemin et produiront d’abord cette hésitation qui est au cœur de la vie sociale selon Tarde. Ainsi, chacun a « son rayonnement imitatif dans sa sphère plus ou moins bornée, mais qui suffit à prolonger sa trouvaille au-delà de son existence éphémère et à la recueillir pour les ouvriers futurs qui la mettront en œuvre. »
Pas besoin de se mettre au travail, nous y sommes déjà. On peut chercher à encourager dans un sens ou dans un autre le mouvement de diffusion – et de transformation – d’une culture, non par une grande action politique dont on pourrait évaluer et mesurer la réussite, mais en créant simplement des occasions de rencontres, ce que chacun est à même de faire déjà à son niveau, à condition qu’il réapprenne d’abord à compter.
On pourra opposer au déclinisme et à l’explication superficielle par le nombre, qui rapporte finalement tout à la démographie, la multiplicité des courants sociaux profonds, avec leurs variations, leurs interférences aussi. Que la langue corse d’aujourd’hui soit mêlée de français, dans le vocabulaire comme dans la syntaxe est un fait, mais ce jugement ne tient pas compte de la grande diversité des locuteurs. Ou encore, pour insister sur la notion d’interférence, le chant corse « identitaire » des années 1970 à 2000 est mêlé d’influences sud-américaines ou russes, et on en trouverait bien d’autres encore chez les groupes plus jeunes, mais en 1916 les prisonniers corses enregistrés en Allemagne chantaient des chansons italiennes à côté de chansons plus traditionnelles, et certains sont revenus des tranchées avec des chants issus d’autres régions de France qu’ils ont chantés dans leurs villages et qui s’y sont transmis.
Dans cette optique tardienne, aucun phénomène social n’est « pur », et il y a autant de manières d’être corse que d’être musicien ou catholique. « Chacun de nous, aussi orthodoxe qu’il puisse être, a sa religion à soi, et, si correct qu’il puisse être, sa langue à soi, sa morale à soi ». Ce sont les individus qui comptent, « ce principe essentiel si volatile, la singularité profonde et fugitive des personnes, leur manière d’être, de penser, de sentir, qui n’est qu’une fois et n’est qu’un instant », selon la belle formule de Tarde. On ne peut ajouter les unes aux autres ces singularités, selon une simple opération numérique abstraite. C’est en interagissant socialement les unes avec les autres qu’elles peuvent s’ajouter, se combiner, s’entre-modifier.
Ainsi, face à un jugement défaitiste sur notre culture ou notre langue, la question ne serait pas de savoir ce qu’untel en pense en général, mais ce qu’il fait pour elles – et bien souvent, il fait déjà suffisamment sans s’en rendre compte, rien qu’en parlant, en débattant de manière informelle, ou peut-être même déjà en lisant. L’optimiste que je suis et les pessimistes que je peux fréquenter sont amenés, de fait à nuancer leurs jugements par les échanges qu’ils ont entre eux, car chacun est à même d’insinuer dans l’esprit de l’autre de petites idées qui feront peut-être leur chemin et produiront d’abord cette hésitation qui est au cœur de la vie sociale selon Tarde. Ainsi, chacun a « son rayonnement imitatif dans sa sphère plus ou moins bornée, mais qui suffit à prolonger sa trouvaille au-delà de son existence éphémère et à la recueillir pour les ouvriers futurs qui la mettront en œuvre. »
Pas besoin de se mettre au travail, nous y sommes déjà. On peut chercher à encourager dans un sens ou dans un autre le mouvement de diffusion – et de transformation – d’une culture, non par une grande action politique dont on pourrait évaluer et mesurer la réussite, mais en créant simplement des occasions de rencontres, ce que chacun est à même de faire déjà à son niveau, à condition qu’il réapprenne d’abord à compter.