Le 30 décembre 2023, je n’étais qu’un voyageur ordinaire qui a découvert par hasard le chjami è rispondi à l’Auditorium de Pigna, lors des rencontres annuelles.
La seule chose qui pourrait être un peu différente, c’est que je suis un Japonais qui étudie le philosophe français Henri Bergson, un philosophe du temps. Dans la tradition japonaise, le renga est une forme de poésie traditionnelle née au VIII° siècle, dans laquelle plusieurs personnes composent une série de phrases longues et courtes alternées pour former un seul poème. S’il s’apparente au chjami è rispondi en ce qu’il atteint mille ou dix mille vers, ou en ce qu’il contient des expressions variées de légèreté et de gravité, cet art autrement oratoire et ancestral corse s’en distingue par le fait qu’il est chanté et surtout qu’il est encore vivant. En effet, il est rare de voir à ce degré d’intrusion réciproque ou interpénétration entre scène d’art et scène de vie. Dans l’événement que j’ai vécu, un auditeur parmi le public s’est mis soudain à improviser, et après le festival, les joutes se sont poursuivies jusqu’aux tables de la Casa Musicale.
Rappelons la célèbre phrase de Bergson expliquant son concept de durée : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde... Il [=le temps que j’ai à attendre] coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n’est pas allongeable ni rétrécissable à volonté » (Evolution créatrice).
D’une certaine manière, le chjami è rispondi est plus proche de la durée bergsonienne que la paghjella. Dans la paghjella, chant polyphonique à trois voix, chaque chanteur écoute attentivement les deux autres pour bien harmoniser l’ensemble, alors que si les joueurs s’écoutent bien dans le chjami è rispondi, c’est pour se déplacer par rapport aux autres. La créativité consiste précisément en leur façon de déjouer le jeu. Cette joute poétique improvisée expose ainsi la temporalité de l’« attente ». L’essence du temps se révèle dans ce qui se dérobe, avec un retard.
Citons encore Bergson pour clore : « Ils n’ont qu’à exister ; leur existence est un appel. Le désir de ressembler est déjà ressemblance ; la parole qu’on fera sienne est celle dont on a entendu en soi un écho » (Les deux sources de la morale et de la religion).
L’histoire du chjami è rispondi dans sa façon de transmettre par l’oralité, de génération en génération, n’est-elle pas elle-même un bon exemple de ces appels et échos toujours vivaces de la culture corse ? J’espère qu’un jour cet art vocal et fugace fera entendre sa voix au titre de patrimoine immatériel[1] .
La seule chose qui pourrait être un peu différente, c’est que je suis un Japonais qui étudie le philosophe français Henri Bergson, un philosophe du temps. Dans la tradition japonaise, le renga est une forme de poésie traditionnelle née au VIII° siècle, dans laquelle plusieurs personnes composent une série de phrases longues et courtes alternées pour former un seul poème. S’il s’apparente au chjami è rispondi en ce qu’il atteint mille ou dix mille vers, ou en ce qu’il contient des expressions variées de légèreté et de gravité, cet art autrement oratoire et ancestral corse s’en distingue par le fait qu’il est chanté et surtout qu’il est encore vivant. En effet, il est rare de voir à ce degré d’intrusion réciproque ou interpénétration entre scène d’art et scène de vie. Dans l’événement que j’ai vécu, un auditeur parmi le public s’est mis soudain à improviser, et après le festival, les joutes se sont poursuivies jusqu’aux tables de la Casa Musicale.
Rappelons la célèbre phrase de Bergson expliquant son concept de durée : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde... Il [=le temps que j’ai à attendre] coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n’est pas allongeable ni rétrécissable à volonté » (Evolution créatrice).
D’une certaine manière, le chjami è rispondi est plus proche de la durée bergsonienne que la paghjella. Dans la paghjella, chant polyphonique à trois voix, chaque chanteur écoute attentivement les deux autres pour bien harmoniser l’ensemble, alors que si les joueurs s’écoutent bien dans le chjami è rispondi, c’est pour se déplacer par rapport aux autres. La créativité consiste précisément en leur façon de déjouer le jeu. Cette joute poétique improvisée expose ainsi la temporalité de l’« attente ». L’essence du temps se révèle dans ce qui se dérobe, avec un retard.
Citons encore Bergson pour clore : « Ils n’ont qu’à exister ; leur existence est un appel. Le désir de ressembler est déjà ressemblance ; la parole qu’on fera sienne est celle dont on a entendu en soi un écho » (Les deux sources de la morale et de la religion).
L’histoire du chjami è rispondi dans sa façon de transmettre par l’oralité, de génération en génération, n’est-elle pas elle-même un bon exemple de ces appels et échos toujours vivaces de la culture corse ? J’espère qu’un jour cet art vocal et fugace fera entendre sa voix au titre de patrimoine immatériel[1] .
[1] "Je tiens à remercier tout particulièrement Julien Vanhoutte et Yuka Kato ; il ne fait aucun doute que je n'aurais jamais découvert cet art sans eux, passionnés de la Corse, qui m'ont fait connaître cette terre envoûtante ainsi que les artistes qui y consacrent leur vie, Nicole et Tonì.
Hisashi Fujita est Docteur en Philosophie à l’Université Lille III et Professeur de philosophie à l’Université Kyushu Sangyo (Fukuoka, Japon)