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Léo Micheli et le peuple corse



Léo Micheli, ancien responsable de la Résistance corse pendant la Seconde guerre mondiale, est né à Bastia le 11 novembre 1923. Afin de commémorer le centenaire de sa naissance, nous publions le texte de son témoignage au procès de militants nationalistes qui comparaissaient devant la Cour de sûreté de l’Etat en 1979.



Tonì Casalonga, 1979. @Lea Eouzan-Pieri/Guarda Fratellu
Tonì Casalonga, 1979. @Lea Eouzan-Pieri/Guarda Fratellu

Léo Micheli entre en clandestinité dès septembre 1939 – à 16 ans à peine , et fut l’un des responsables du Front national, principale organisation résistante de l’île. Il fut le rédacteur de nombreux textes de la Résistance dont le fameux «Appel du 1er mai 1943» dit «l’Appel au peuple corse», qui exhortait le peuple corse à se libérer par lui-même : « La libération de la Corse sera l’affaire du peuple corse lui-même ».
Ce texte est paru une première fois dans 
Le Procès d’un peuple (A Riscossa, 1980) puis dans En homme libre, livre d’entretiens avec Dominique Lanzalavi (Albiana, 2020), dont Gilles Simeoni a cité des extraits lors de son allocution à l’Assemblée de Corse le 28 septembre 2023 devant le Président de la République, en pleine période de commémoration des 80 ans de la Libération de l'île.

 


Mardi 3 juillet 1979

Déposition de M. Léo Micheli, Secrétaire régional du Parti Communiste en Corse durant l’Occupation, Médaille de la Résistance, Croix de Guerre, membre de la direction départementale de la Résistance.


Me Charles Santoni se lève et présente le témoin.

Le Président au témoin : Je dois vous prévenir que la Cour a déjà entendu de longs exposés sur la situation de la Corse : politiques, cultu­rels, économiques

Léo Micheli : Tout est dit et l’on vient trop tard.

Le Président : Je vous en prie... Connaissez-vous un ou plusieurs des accusés ? 


Léo Micheli : Aucun, Monsieur le Président (lequel se montre satisfait de la réponse). Aucun parce que je les connais tous ! Ou plutôt, parce que je les reconnais tous, et tels qu’ils sont, comme les fils d’un même peuple, des enfants du Peuple Corse.

Je voudrais le dire spécialement pour certains qui sont dans le box, plus précisément pour ceux-là qu’on appelle ici « la bande de l’Annonciade » - dont les pères ; ou les grands-pères, ont probablement connu, avec les miens, au début de ce siècle, sur les vieux quais de Bastia, les mêmes combats de classe pour le pain et pour la liberté.
 

Ils témoignent tous ici, à leur manière, qui n’est pas la mienne, qu'ils sont, que nous sommes le Peuple Corse. Issus de la terre de Corse ou d’ailleurs, ils font aujourd'hui, avec bien d’autres, le Peuple Corse.

Son histoire, un peuple qui se rassemble dans sa diversité, dans toute sa diversité ; ils font un peuple divers mais qui devient lui-même au fur et à mesure... qu'il conquiert sa personnalité ou plutôt parce qu’on la lui dispute. Un peu à la manière dont Maine de Biran, je crois, estimait, sur un autre plan, que « le moi se pose en s'opposant ».
 

Quelle est donc cette force sociale nullement mystérieuse qui fait opposition au peuple corse, voilà bien la question...

(...) Il me semble cependant décisif de reconnaître cette sorte de préalable qu’il existe un Peuple Corse aujourd’hui, tel qu’il est, tel qu’il se fait. Avec tout ce que d'aucuns veulent ou peuvent y voir de manque, d'absence... Et donc aussi d’aspiration... Mais comme un fait, un fait d'histoire, un fait contemporain dont la négation serait lourde de consé­quences. D'autres peuples ont payé très cher cette sorte d'erreur...
 

(...) En tout cas, tout le monde, ou presque, consent aujourd’hui à reconnaître le mot de Corse, le concept de « Peuple Corse ».

Que met-on derrière ces mots ?

Le Pouvoir, ou ses représentants, utilisent couramment, et en ses plus hautes instances, la dénomination de « Corse » qui devient ainsi le signe d'une spécificité. Il veut faire, dit-il : la Corse avec les Corses, par les Corses...

(...) Mais on le voit bien avec la « corsisation des emplois », et avec vingt autres exemples, à aucun moment, il ne s'est donné la peine de définir ce qu'il entendait par « corse ».

(...) Alors, qu’il ne badine pas avec le mot ou qu'il l'explicite ! Car l'emploi de ce terme implique qu’il reconnaît de fait, qu’il consacre une différence (et il faut avouer qu'en fait de différences, les Corses ont toujours été plutôt bien servis !). D'autres y voient une opposition, et au-delà. Et tout ceci sans que le Pouvoir d’État décide jamais de prendre en compte ces considérations assurément complexes, en détermine les limites... et y fasse ensuite application de son devoir politique, en tire consé­quences au-delà des reconnaissances verbales.
 

(...) Si l'on reconnaît le Peuple Corse comme une réalité, certes his­toriquement changeante, mais aujourd'hui vivante, le sens commun voudrait que l'on mette en œuvre une politique qui postule sa dispari­tion ou sa pérennité ou en tous cas qui y aboutisse, même si, dans le moment présent, on considère qu'on a affaire à une réalité complexe en plein devenir. Bref, qu’on définisse les conditions dune politique dont on fera connaître les objectifs !

Or, ce que le Pouvoir a annoncé c’est qu’il avait un moment, dans le cadre et pour les nécessités de son système, programmé la disparition de fait d’un peuple dont il reconnaissait par ailleurs qu'il était bien vivant ; comment peut-il dans ces conditions, feindre de s'étonner de voir surgir toutes sortes de réactions, de révoltes, de résistances qu'il condamne après les avoir nourries ?

(...) Oui, on a rappelé tout à l’heure que j’avais, dans la clandesti­nité, sous l'Occupation, participé avec d’autres, à lancer un appel aux armes, que j’avais été appelé, au nom de mon Parti, à rédiger le 1er Mai 1943, un "Appel au Peuple Corse" dans lequel il préconisait ceci: "la Libération de la Corse doit être, en premier lieu, l'œuvre du Peuple Corse lui-même". Ce qui d'ailleurs fut fait !
 

Il est vrai que nous nous étions alors posé la question de savoir s’il ne valait pas mieux substituer à « Peuple Corse », « Peuple de Corse » dans la crainte où l'on était de voir quelque racisme diviseur se faire jour entre des travailleurs insulaires qui, issus d'origines diverses, étaient tous, avec des travailleurs italiens eux-mêmes, appelés à s’unir et à se battre contre l’occupant italien, sous le drapeau de l'antifascisme.

D’autant, on le sait, que les marxistes ont toujours redouté (mais néanmoins employé) le terme de « peuple » qui pouvait apparaître comme confondant les différences, les oppositions des intérêts de classe. Et ici « Peuple Corse » pouvait, en outre, introduire une séparation entre exploités. D’où les difficultés de terminologie qui traduisaient une réalité complexe.

Si donc on en appela alors au Peuple Corse, c'est qu'il était, en tant que tel, menacé de dispersion et de disparition par Mussolini qui préten­dait le chasser de sa terre, voilà le fait. Mussolini voulait « la cage sans les oiseaux », ce qui n’excluait pas que le combat antifasciste devait être le combat de tous.
 

Il me semble aujourd’hui que le Parti, alors, probablement, enten­dait signifier par cette formulation, tout particulièrement à l’occasion du jour du combat ouvrier, sa volonté politique de voir jouer un rôle de premier plan à la classe ouvrière telle qu'elle était, malgré sa faiblesse relative, dans la lutte aussi bien sociale que libératrice, à la tête du peu­ple, à la tête du Peuple Corse, à la tête de la Corse. Non pour qu'elle s’isole mais pour qu'elle unisse, pour qu'elle rassemble autour d’elle, c'est-à-dire sur ses positions, les couches sociales, les forces politiques touchées à des degrés divers par l'exploitation et par l’oppression, mais toutes déterminées à s'opposer à l’occupant fasciste : il fallait souder la masse du Peuple Corse, la Corse en tant que telle, comme un bloc d'opposition sous une direction politique d’avant-garde, face au fas­cisme qui tenait la France elle-même enchaînée, et nous l'avons fait en évoquant constamment les grandes figures, les grands moments de notre propre Histoire.

Et pour que les choses soient bien claires, il ne fallait laisser à per­sonne d'autre le soin de s'opposer à la fois à Rome et à Vichy.

Proclamer, dans ces conditions, le droit à l’existence du Peuple Corse devenait déjà un acte antifasciste.

J'allais dire, tout comme aujourd'hui : un acte anticapitaliste.
 

Les communistes corses, on le sait, ont fait tout cela avec d'autres qui ne partageaient pas leurs opinions politiques, sans trop de problè­mes et dans le plus grand esprit unitaire...

Tel était le projet : mener ces luttes jusqu’au bout, en évitant, comme nous l'écrivions alors, que « le peuple ne soit frustré de sa vic­toire »... Autre chose fut la réalité.

(...) Le Peuple Corse s'était donc retrouvé, un temps, dans une très grande unité. Tant il est vrai que les Corses ne se sont jamais sentis autant Corses que sous l'oppression. Sous la domination. Sous la menace de leur disparition.
 

(...) On ne le dit que trop : le Peuple Corse ne serait pas un tout homogène, chimiquement pur, défini une fois pour toutes et de toute éternité, ni sur le plan ethnique, ni sur d’autres plans, mais tout comme la plupart des peuples. Et c'est peut-être pourquoi vivant mal ses rela­tions avec lui-même, il vivrait mal ses relations avec la France d'aujourd’hui. Certains viennent chez lui et s'intègrent, d’autres pas, et c'est leur droit. D'où l'idée de « seuil » démographique — et aussi social — qui a été mise en avant, y compris sur le plan des migrations touristiques. Je veux, pour ma part, faire observer que l'on compte sans la puissance unificatrice du système qui nous régit, et je veux aussi faire observer que le Peuple Corse n’a jamais eu de difficulté majeure avec ceux qui venaient chez lui partager le pain de sa misère, et aussi ses com­bats et ses espoirs. C’est pourquoi il faudra bien un jour réfléchir au système, aux conditions économiques et sociales de notre époque qui font de ce peuple, réputé le plus hospitalier de la terre, un peuple qui serait devenu subitement aujourd'hui insupportablement xénophobe.

(...) Si une politique conduit à mettre les travailleurs, à mettre les Corses hors de Corse, à les priver de leur terre et de leur travail, il faut bien s'en prendre à cette politique, à un système lui-même générateur d'exploitation et d’oppression.
 

(...) Le problème est aujourd'hui comme hier de prendre en mains l’intérêt du Peuple Corse, non pour opposer mais pour unir en évitant à tout prix la désunion des travailleurs qui vivent en Corse. Rien ne serait pire que les manifestations de chauvinisme dans la lutte pour une juste affirmation du Peuple Corse à son existence, pour une juste aspiration de tous les travailleurs à vivre libres et heureux sur la terre de Corse, car ils sont aujourd’hui les uns et les autres victimes.

(...) Mettre au-dessus de tout l’unité des exploités et des opprimés sans distinction, implique le rejet radical de tout racisme dont le Peuple Corse a lui-même été abreuvé, le rejet de tout chauvinisme.

(...) L’internationalisme n’est pas négation de la nation qui est alors comprise dans une réalité plus haute et qui est donc en un sens inté­grée : « beaucoup d’internationalisme, disait Jaurès, ramène à la patrie ».

(...) J’ai d’ailleurs été très frappé d’entendre l’autre jour, non loin d’ici, à la Mutualité, un jeune porte-parole de cette organisation expri­mer le contenu de classe de son combat en précisant qu’il ne se battait pas pour créer un système qui mettrait à la place de la grande bourgeoi­sie française une bourgeoisie corse qui poursuivrait l’exploitation du peuple corse.

(...) La Corse aujourd'hui vit un grand malheur. Une crise d'une exceptionnelle gravité la frappe dans tous ses compartiments. La Corse se meurt, voilà la vérité. Et ce qui nous unit avec les gens de ce box, ce qu'on ne peut leur dénier, c’est qu’ils veulent, à leur manière certes, c'est qu’ils veulent le bonheur de leur peuple. À partir de là...
 

Le Président : Ce n'est pas ce qu'on leur reproche... La question posée à la Cour est une question complexe, certes... Mais on ne peut tolérer l’utilisation de la violence.
 

Léo Micheli : (...) En réalité, et brièvement parlant, le monde, on le voit bien, est aujourd'hui devant un mouvement historique d’ampleur universelle, — et la Corse n'y échappe pas —, qui met à l’ordre du jour une nécessité, un fait, qui se traduit par la volonté autonome et respon­sable de gérer ses affaires et cela embrasse aussi bien les individus que les collectivités, — les femmes en tant que telles, les jeunes en tant que tels, les travailleurs dans les entreprises.

Et les Corses en Corse !

Des forces s’y opposent qui n’acceptent pas le contenu de ces luttes.
 

Si à partir de là, on ne veut pas replacer ces violences, ces plastica­ges dans un contexte social et politique, culturel et historique déterminé, pour comprendre, d’abord, — si on considère ces violences individuelles ou minoritaires —, dont on sait qu’elles ne constituent pas pour nous le bon moyen d’aller de l’avant — si on les considère comme des épiphéno­mènes, sans importance et sans portée, des incidents parfaitement stupi­des et sans signification et qu’on ne veut y appliquer aucune réflexion politique, alors, soit, je comprends que certains veuillent laisser ces jeu­nes en prison et les y oublier.

Mais si, derrière ces actes, on veut bien voir l’expression, certes défigurée, mais réelle, d’un mouvement profond qui tient au système lui-même, et qui, en Corse, résulte à la fois du développement du capita­lisme et de son insuffisance... bref, qui tient aussi bien à la nature des choses qu’à la conscience des hommes dans un pays torturé qui vit mal avec lui-même et avec les autres, on n’aura rien résolu avec la prison, le problème demeurera entier.

(...) Parce que le problème corse n’est ni une affaire de police, ni une affaire de justice !

Le problème corse — car après avoir, par hypothèse, résolu tous les problèmes, il restera le problème corse — est une affaire politique.

(...) Et de quelle police, de quelle justice, s’agit-il ?

(...) Ne voit-on pas qu’à force de s’employer soi-même à faire dégé­nérer tout l’appareil d'État, c'est finalement la simple administration des choses qui en Corse ne cesse de se dégrader ?
 

(...) Et, pour ce qui est de la violence elle-même, je dois vous avouer que je m’étais fermement promis de venir à cette barre pour vous dire, sans aucune provocation, mais profondément convaincu, au-delà des magistrats que vous êtes et s'agissant de l’Institution, et pour répondre à l’interrogation que le Président de la République s'adressait à lui-même Place Saint-Nicolas à Bastia pour savoir ce qu’est la violence : « vous voulez savoir ce qu’est la violence ? Regardez-vous, Messieurs, vous êtes la violence ! » Car il s’agit bien ici de l’expression d’une violence d’État, d'une violence fondamentale. Mais vous me permettrez un compliment, un compliment singulier, il est vrai, il me faut reconnaître qu’un des seuls vrais débats qui se soit déroulé sur la Corse, l’a été ici devant vous, à la Cour de Sûreté de l'État, qui donne, avouons-le, la triste mesure de notre démocratie.

(...) Il ne peut s’agir ici d’un simple procès, là où sont en question le présent et l’avenir d’un peuple.

(...) À force de qualifier ces actes de violence comme autant d’actes aberrants, on finira bien par convenir, un jour, que la situation, ou plutôt le système qui les avait générés était lui-même aberrants. À cette heure, le problème qui est posé en Corse c’est de commencer à créer, d’ici-même, les conditions susceptibles d’instituer une situation nouvelle, un système nouveau, un changement décisif qui, entre autre, aboutisse à rendre sans objet tout recours aux violences individuelles ou minoritaires.
 

(...) Lorsque M. le Président de la République explique à Bastia, en substance à la jeunesse corse : j'ai beaucoup réfléchi au problème de la violence, je la crois nécessaire, et dit-il parfois souhaitable, et qu’il ajoute : mais vous ne devez pas emprunter la voie des violences parce qu'il existe en Corse une voie électorale, je prétends qu’en parlant ainsi, il a d’une certaine manière, sinon justifié, du moins fourni une bonne analyse des violences parce que cette voie-là, on l’a dit mille fois, est à l’heure actuelle bloquée.

Qu’il faille la débloquer, c'est déjà là le sens d’un combat constant et opiniâtre qu’il appartient aux démocrates de conduire et qui, pour cela, doivent utiliser jusqu’au bout tous les acquis démocratiques.
 

Mais on voit combien certains n’ont que peu de raison — en tout cas leurs raisons ne sont pas les nôtres — de condamner les violences.

Et c'est pourquoi je comprends fort bien les réactions de M. l’Avo­cat Général, qui, à croire la presse, protestait à chaque fois qu’un témoin venait ici affirmer qu'il n’existe pas de démocratie en Corse.

Et il avait bien raison ! Si, en effet, il s'avère que l’expression démocratique la plus élémentaire fait défaut en Corse, alors que reste-il à la population, que reste-t-il à la jeunesse corse, sinon le choix entre la soumission ou la violence ? C’était là, de fait, déjà un pas franchi en direction d’une certaine explication, le début, qui sait, d’une certaine justification des violences. En tout cas, une accusation retournée.
 

Mais, hélas, pour le représentant de l’État, non seulement des témoins appartenant à tous les bords politiques ont convenu les uns après les autres, si j’en crois la presse, qu’il n’y a pas de véritable démo­cratie en Corse, mais voici que s’y ajoute cette relation de voyage en Corse d’un homme politique qu’on ne voudra pas récuser ici puisqu’il s’agit de M. Peyrefitte qui dans son livre Le mal français estime qu’avec la pratique et la politique des clans : le scrutin démocratique n’est pas admis en Corse.

On voit bien que d’aucuns, en condamnant les violences et en n’offrant aucune issue démocratique véritable, ont le dessein d’étouffer le mouvement de masse, tandis que d’autres, ont la volonté de l’élargir en éliminant le recours aux actes de violence individuels.
 

Et il ne peut s'agir évidemment pour un parti de se contenter de cri­tiquer, de juger, de condamner, sans engager la lutte pour une démocra­tie réelle et élargie.

Il n’est pas d’autre voie, y compris pour créer des rapports d’une tout autre qualité qui pourraient s’établir avec le Peuple Corse, que les luttes démocratiques conduites jusqu’au bout.

Non pas une démocratie tronquée qui d'ailleurs en bâillonnant de mille manières l'opposition, est à l’origine de toutes les sous-estimations officielles quant à la profondeur du sentiment des Corses. Non pas une démocratie réduite aux seules périodes électorales, lorsqu’on sait au surplus qu’avec le mode électoral actuel on en revient à un régime antérieur au droit bourgeois, à une sorte de suffrage censitaire qui veut qu’à un cinquième des voix correspondent deux conseillers généraux, pour toute la Corse !...
 

La volonté du peuple corse à se réaliser pleinement, et au départ la seule volonté à simplement vivre en Corse, sont si fortes qu’elles se heur­tent et se heurteront inévitablement au système économique...

La prise en charge déterminée de cette aspiration populaire appa­raît bien comme la clé qui ouvre à la Corse les chemins de son avenir...
 

Le Président  : Approuvez-vous pour autant les buts séparatistes ?
 

Léo Micheli : Je pourrais me contenter de vous répondre d'un mot : non ! Mais ce serait un peu court... L’intérêt des travailleurs et de la Corse ne semble pas se trouver en effet aujourd’hui dans cette solu­tion. Mais il resterait encore à se poser la question de savoir qui sépare vraiment, et de savoir si on prend en compte une réalité spécifique pour elle-même, pour isoler,— ou pour unir —, profondément…

Il faudrait en tout cas dédramatiser le problème corse en le posant dans des termes politiques plus clairs…
 

Le mouvement profond du peuple en Corse n'est pas dirigé contre une France plus ou moins mythique... mais contre une certaine façon de diriger la France elle-même, à la fois dans son système et dans sa forme, dans son centralisme bureaucratique et autoritaire…

Si la France si diversifie, il faudra bien qu'elle reconnaisse ses diver­sités, qu’elle reconnaisse jusqu’au bout l’aspiration populaire à leur autogestion, aspiration qui est manifestation globale contre l’inégalité, manifestation, en un sens, de caractère national puisqu’elle est prise en compte de réalités malheureuses, finalement, et contre les causes profon­des d’un malheur qui n’atteint pas que les régions…
 

Le Peuple Corse doit prendre en mains ses propres affaires en ayant pleine confiance en lui-même. C'est ainsi que j'ai compris, Monsieur le Président, votre mot : « Aide-toi, le ciel t’aidera ». Et quant à la France, son devoir serait non seulement de reconnaître le droit de cha­cun à diriger ses affaires mais d'y aider.

Oui, on m’a, en effet, souvent posé cette question ! et sous l'occu­pation, déjà : « Mais alors, qu'est-ce que, pour toi, la France ? »

Nous répondions alors avec la grandiloquence propre à notre ado­lescence, en ces temps troublés : « La France ? Ce sont les ouvriers charpentiers du faubourg Saint-Antoine. Parce qu’en brisant de leurs haches les chaînes du Pont-levis de la Bastille, parce qu'en battant cette Monar­chie française qui avait noyé, dans les eaux du Golu, avec la Liberté, la liberté de la Corse, ils vengeaient Ponte Novu ».
 

On sait que !a Corse avait déjà connu la liberté, une liberté telle qu’en France en ce temps-là, comme disait Robespierre, « on n'osait pas l'espérer ». Mais la France devint plus tard la France de la Bourgeoisie, de la grande Bourgeoisie qui en tant que classe ne pouvait créer finalement qu’une unité nationale plus ou moins réelle. Et si en ne peut réduire le fait national aux faits de classe, n’y a-t-il pas cependant danger à identifier la nation à un État, à sa classe dominante ? Sinon à qui s’en prendre si le Peuple Corse met indistinctement en cause la domination qui l’accable et ceux qui se couvrent du nom de la France ?
 

La Cour voudra bien me permettre de lui faire connaître un texte élaboré ce matin même avec mes camarades et en provenance de Bastia, qui a leur aval et qui résume, en quelques traits, leur position en vue de ce procès et que voici :

Un mot clef : la démocratie.

« C’est parce que le Pouvoir fait tout pour qu'une démocratie réelle n’existe pas en Corse — comme l’ont montré nombre de déposi­tions de témoins — que dans un pays terriblement exaspéré par la crise, peuvent naître des actions de violences individuelles.

La responsabilité du Pouvoir est donc entière.

Il ne condamne les violences que pour condamner et réduire le mouvement de masse, et cette politique anti-démocratique peut engen­drer, dans certaines catégories sociales, des réactions de plus en plus exacerbées.

L’avenir est dans le développement du mouvement de masse du Peuple Corse : il ne s’agit pas aujourd’hui de militariser la lutte, mais de la politiser pour mener le combat démocratique jusqu'au bout afin que le Peuple corse puisse prendre en main son propre destin en créant à tous les niveaux des institutions démocratiques au plus près des réalités corses. »
 


Le témoin dépose, auprès de la Cour, la proposition de loi du parti Communiste portant création d’un pouvoir régional.


 


Merci à Vannina Micheli-Rechtman et à Bernard Biancarelli des éditions Albiana.
 
Dimanche 29 Octobre 2023
A squadra


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