Il est impossible de sous-estimer l’importance d’une réponse à ce questionnement, car la Corse a connu durant les quarante dernières années dont parle Jean-Michel une véritable révolution. La Corse a effectué en quarante ou cinquante ans le chemin que d’autres régions en France ou en Europe ont effectué en 200 ans. Si le bilan d’un tel choc devait se résumer au constat d’une forme de régression, d’une absence de « gain », d’une perte de sens, d’un appauvrissement, d’une désespérance… cet échec aurait ici plus que partout ailleurs l’allure d’une débâcle. Il faut donc bien savoir de quoi nous parlons.
La Corse il y a cinquante ans était une île dont le charme, pour toute personne venant de l’extérieur, était une évidence. Des paysages à couper le souffle, une nature d’une richesse époustouflante, des villages encore préservés face aux « insultes » du monde moderne, une apparente douceur de vivre à nulle autre pareille… Voilà pour ce qui était visible, donc évident, donc incontestable… Et puis il y avait ce qui ne se voit pas au premier coup d’œil, ce dont on va prendre conscience avec le temps : une population vieillissante et en déclin, une économie que les spécialistes estimeront bientôt exsangue, des équipements que de nombreux témoins qualifieront de gravement déficitaires, et des appétits gargantuesques, extérieurs à l’île, en direction de ses sites et de ses plages. L’absence de développement serait en quelque sorte une chance ?
J’ai effectué récemment un travail sur une romancière de talent qui a beaucoup écrit sur son île : Marie Susini. Les écrits qu’elle nous a livrés sont un témoignage sur la Corse de l’entre-deux-guerres. Elle aimait sa Corse natale : « Ce paysage aura toujours pour moi la force de la première image que j’ai regardée lorsque j’étais enfant, et comme la première page qu’il m’a été donné de lire »... Un amour qui se heurte violemment à un autre sentiment, incontrôlable : « Je n’ai jamais eu le mal du pays… Dès que l’avion approche de la Corse et que brutalement elle est là, âpre, sinistre, ma gorge se serre, j’ai envie de fuir sur-le-champ, avant même d’avoir posé le pied sur son sol » [1]. Le pays qu’elle décrit dans plusieurs de ses romans est un pays perdu, enkysté en plein Vingtième siècle dans une passé angoissant et inacceptable, celui du Dix-neuvième siècle. « Une enfance passée là-bas était presque en tous points pareille à celle vécue sur cette même terre à la fin du siècle dernier » [2].
En tant qu’humaine de son temps, en tant que citoyenne et en tant que femme, elle ne peut pas le supporter. Sous sa plume, le bien-être supposé des habitants de l’île, pour ceux qui s’en contentent, serait celui d’un engourdissement progressif prélude à une disparition ou à une mort programmée. La paix des cimetières plutôt que l’inconfort de l’existence, plutôt que la vie « déraisonnable et destructrice » des humains, pleine de bruit et de fureur.
La recherche éventuelle d’un bien-être plus enraciné dans son temps supposait d’abord que la Corse fît un bond pour passer du Dix-neuvième siècle au Vingtième. Ce bond, elle l’a effectué. Mais je dirais qu’il lui a permis de passer du Dix-neuvième siècle au Vingt-et-unième en ignorant quasiment le Vingtième.
Ce faisant, notre île n’a effectivement pas atteint un surplus de bien-être. Elle est passée du danger de disparition totale au souci majeur d’adaptation brutale à des temps éminemment difficiles. Elle est passée de la résignation à l’angoisse du futur, d’une forme de léthargie purement insulaire à la conscience aigüe des dangers qui menacent le monde. Les habitants de l’île cumulent donc à présent le souci de sauver l’héritage d’une mémoire pour demeurer eux-mêmes, et les défis colossaux d’une planète en proie aux pires dérèglements.
J’ai déjà raconté dans Robba comment, dès les années 1970, confrontés au choix de développer l’audiovisuel en Corse, c’est-à-dire la radio et la télévision, nous nous étions demandé s’il était vraiment raisonnable de se battre pour importer ici des instruments capables de perturber considérablement ou gravement les fondamentaux d’une société encore traditionnelle, comme la nôtre en ce temps-là. Nous avions répondu que quoi que nous fassions, la vague monstrueuse des moyens modernes de communication submergerait la Corse. Il était donc plus raisonnable de doter notre île de ces moyens de communication pour aider ses habitants et les jeunes générations à s’en emparer. Peut-être trouveraient-ils alors le moyen de répondre à leur manière à ce défi nouveau, de l’affronter.
Lorsque les défis qui se présentent sont ceux de la survie, je ne crois pas que notre souci premier soit celui du simple bien-être. À moins que nous assimilions le bien-être à la conjugaison de la combativité, de la résilience et d’une dose confortable d’optimisme et de confiance en soi. La Corse a été confrontée à la prise de conscience d’un danger de disparition avant que l’humanité dans son entier ne prenne conscience de la dimension planétaire de ce danger la concernant. Les Corses donc n’ont sûrement pas gagné en bien-être. Ils ont rejoint le Vingt-et-unième siècle et ont ajouté la conscience des dangers qui menacent l’humanité au souci de préserver leur propre identité et leur propre existence.
La Corse il y a cinquante ans était une île dont le charme, pour toute personne venant de l’extérieur, était une évidence. Des paysages à couper le souffle, une nature d’une richesse époustouflante, des villages encore préservés face aux « insultes » du monde moderne, une apparente douceur de vivre à nulle autre pareille… Voilà pour ce qui était visible, donc évident, donc incontestable… Et puis il y avait ce qui ne se voit pas au premier coup d’œil, ce dont on va prendre conscience avec le temps : une population vieillissante et en déclin, une économie que les spécialistes estimeront bientôt exsangue, des équipements que de nombreux témoins qualifieront de gravement déficitaires, et des appétits gargantuesques, extérieurs à l’île, en direction de ses sites et de ses plages. L’absence de développement serait en quelque sorte une chance ?
J’ai effectué récemment un travail sur une romancière de talent qui a beaucoup écrit sur son île : Marie Susini. Les écrits qu’elle nous a livrés sont un témoignage sur la Corse de l’entre-deux-guerres. Elle aimait sa Corse natale : « Ce paysage aura toujours pour moi la force de la première image que j’ai regardée lorsque j’étais enfant, et comme la première page qu’il m’a été donné de lire »... Un amour qui se heurte violemment à un autre sentiment, incontrôlable : « Je n’ai jamais eu le mal du pays… Dès que l’avion approche de la Corse et que brutalement elle est là, âpre, sinistre, ma gorge se serre, j’ai envie de fuir sur-le-champ, avant même d’avoir posé le pied sur son sol » [1]. Le pays qu’elle décrit dans plusieurs de ses romans est un pays perdu, enkysté en plein Vingtième siècle dans une passé angoissant et inacceptable, celui du Dix-neuvième siècle. « Une enfance passée là-bas était presque en tous points pareille à celle vécue sur cette même terre à la fin du siècle dernier » [2].
En tant qu’humaine de son temps, en tant que citoyenne et en tant que femme, elle ne peut pas le supporter. Sous sa plume, le bien-être supposé des habitants de l’île, pour ceux qui s’en contentent, serait celui d’un engourdissement progressif prélude à une disparition ou à une mort programmée. La paix des cimetières plutôt que l’inconfort de l’existence, plutôt que la vie « déraisonnable et destructrice » des humains, pleine de bruit et de fureur.
La recherche éventuelle d’un bien-être plus enraciné dans son temps supposait d’abord que la Corse fît un bond pour passer du Dix-neuvième siècle au Vingtième. Ce bond, elle l’a effectué. Mais je dirais qu’il lui a permis de passer du Dix-neuvième siècle au Vingt-et-unième en ignorant quasiment le Vingtième.
Ce faisant, notre île n’a effectivement pas atteint un surplus de bien-être. Elle est passée du danger de disparition totale au souci majeur d’adaptation brutale à des temps éminemment difficiles. Elle est passée de la résignation à l’angoisse du futur, d’une forme de léthargie purement insulaire à la conscience aigüe des dangers qui menacent le monde. Les habitants de l’île cumulent donc à présent le souci de sauver l’héritage d’une mémoire pour demeurer eux-mêmes, et les défis colossaux d’une planète en proie aux pires dérèglements.
J’ai déjà raconté dans Robba comment, dès les années 1970, confrontés au choix de développer l’audiovisuel en Corse, c’est-à-dire la radio et la télévision, nous nous étions demandé s’il était vraiment raisonnable de se battre pour importer ici des instruments capables de perturber considérablement ou gravement les fondamentaux d’une société encore traditionnelle, comme la nôtre en ce temps-là. Nous avions répondu que quoi que nous fassions, la vague monstrueuse des moyens modernes de communication submergerait la Corse. Il était donc plus raisonnable de doter notre île de ces moyens de communication pour aider ses habitants et les jeunes générations à s’en emparer. Peut-être trouveraient-ils alors le moyen de répondre à leur manière à ce défi nouveau, de l’affronter.
Lorsque les défis qui se présentent sont ceux de la survie, je ne crois pas que notre souci premier soit celui du simple bien-être. À moins que nous assimilions le bien-être à la conjugaison de la combativité, de la résilience et d’une dose confortable d’optimisme et de confiance en soi. La Corse a été confrontée à la prise de conscience d’un danger de disparition avant que l’humanité dans son entier ne prenne conscience de la dimension planétaire de ce danger la concernant. Les Corses donc n’ont sûrement pas gagné en bien-être. Ils ont rejoint le Vingt-et-unième siècle et ont ajouté la conscience des dangers qui menacent l’humanité au souci de préserver leur propre identité et leur propre existence.
[1] Marie Susini, La renfermée, la Corse, Paris, éditions du Seuil, 1981, pp. 30-31.
[2] La renfermée, la Corse, p. 86.