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La géographie urbaine de la Corse par Yerahmiel Kolodny



En 1962 paraissait la thèse de 3° cycle de Yerahmiel Kolodny, consacrée à la géographie urbaine de notre île. Alors que le géographe israélien vient de s’éteindre, il nous a paru utile de publier un extrait des conclusions de ce travail qui a constitué une étape majeure des études corses. L’occasion de mesurer la permanence de certains de ses diagnostics et de souligner la sagesse d’une prospective où le développement de l’île ne peut passer que par l’implication de la population locale et un équilibre restauré entre zones urbaines et zones rurales.



Ajaccio, 1908 @Ajaccio, une ville, une histoire
Ajaccio, 1908 @Ajaccio, une ville, une histoire

Il ne suffit pas de créer des organismes économiques viables et rentables, mais il faut encore pouvoir retenir par ces mêmes institutions l’habitant sur place. Il semble que jusqu’à présent peu de chose ait été accompli en ce sens. À quoi bon faire fructifier des terres incultes et à installer des exploitations modernes et mécanisées, si leurs exploitants ne sont pas des paysans de l’endroit (colons rapatriés d’Afrique du Nord), et si la main d’œuvre employée se recrute en Italie ? Ouvrir des hôtels de luxe, si leur personnel se recrute sur le continent ? À quoi servirait la mutation de la Corse en nouvelle Côte d’Azur, complétée par une plaine orientale à agriculture intensive, si les investissements ne devaient servir qu’à fortifier des intérêts extra-insulaires, le Corse n’en tirant que des avantages accessoires, par la vente de ses terres ?
La création d’organismes économiques modernes est souhaitable, si elle doit stimuler l’émulation de la classe paysanne locale, mais dangereuse si elle doit accentuer le contraste avec l’archaïsme des structures actuelles, sans pour autant élever le niveau général du paysannat insulaire. La concentration des activités d’aménagements agricoles et touristiques au seul littoral, si elle est motivée par la rentabilité, n’en est pas moins un facteur supplémentaire qui pousse à l’abandon de l’intérieur. Malgré les multiples travaux effectués dans l’île ces dernières années, le dépeuplement continue à une cadence effrénée ; il est à craindre que le plan d’aménagement de 1957, qui est pourtant d’une sobriété réaliste, et sans aucun doute réalisable, ne s’effectue dans un pays vidé de sa substance humaine ; que l’opération réussisse, mais que le malade ne succombe.
À notre avis, le succès du programme en cours est lié étroitement à la participation active de la population. Cependant l’aménagement de la Corse ne doit pas signifier seulement une acceptation active ou passive de ce que le gouvernement peut ou veut proposer ; cela doit signifier en premier lieu une volonté constructive de la part de la population d’opérer des modifications, de refondre les structures surannées de l’économie locale.

Habiter la Corse

Habiter la Corse ne ressort ni de l’héroïsme, ni d’un manque d’aptitude ou d’initiative, et l’on ne doit pas retenir la population par des complaisances improductives. Le Corse s’est trop longtemps habitué à vivoter grâce à des palliatifs et des expédients ; ce genre de vie a engendré en lui un sentiment de fatalisme et d’impuissance ; il s’est résigné à l’idée que sa terre est pauvre et improductive, et que rien ne peut réussir sur place ; que la Corse manque de ressources, de capitaux, de main-d’œuvre etc. Il attend tout d’un gouvernement en lequel il n’a pas confiance, et il est toujours prêt à invoquer la responsabilité de l’État pour tous les malheurs qui touchent l’île. Il ne cesse de demander des réformes, mais pour sa part il n’est prêt à rien changer ; comment et en toute bonne foi peut-on demander des subventions et crier à la misère, quand on gaspille son propre argent à satisfaire des passions électorales, de demander de défricher les terres et d’amener en même temps assez de « Lucquois » pour les travailler, de fausser les recensements et d’invoquer le dépeuplement, de revendiquer des réductions fiscales en conservant un commerce anarchique ? Un proverbe anglais dit que « l’on peut conserver le gâteau et le manger à la fois ».
C’est bien le cas pour le Corse : pour préserver l’essentiel le Corse doit être prêt à accepter des réformes structurales, à perdre un peu de son individualisme destructeur au profit de l’intérêt général. Dans les conditions actuelles, il ne suffit pas d’aimer la vieille Corse, de bien vouloir passer l’été ou une vieillesse tranquille dans l’île ; il faut vouloir vivre sur cette terre et la faire fructifier.
[…]
Jusqu’à présent la Corse a été délaissée, dans le cadre des activités d’un pays trop riche en débouchés extérieurs pour s’offrir le luxe de mettre en valeur ses provinces les plus déshéritées. Aujourd’hui pourtant la situation a changé, et la dissolution de l’Empire a mis la France en demeure de recoloniser son propre sol, et de mettre l’accent sur l’aménagement du territoire national. C’est sous cet aspect que les intérêts insulaires et nationaux peuvent se rencontrer et s’allier, et que l’État doit fournir sa contribution. Certes l’aide de l’État est plus que jamais essentielle, et dans une contrée comme la Corse, où la rentabilité des investissements est encore sujette à caution, il est plus que nécessaire que le Gouvernement apporte son appui direct à la mise en valeur de l’île. Seulement cette aide doit être une participation à une œuvre accomplie par les habitants eux-mêmes ; invoquer aujourd’hui encore la mauvaise volonté de l’État est un moyen facile de s’en tirer à bon compte, qui ne fait pas honneur à ses détenteurs.

Quel est l’avenir de la ville en Corse ?

Répondre à une telle question est plus que malaisé. Pourtant la ville a de toute manière son existence assurée : les plans d’aménagement et le tourisme en feront peut-être la façade brillante d’un rocher vide et superbe ; les espoirs fondés sur le programme de mise en valeur seront-ils réalisés, et la ville cessera d’être un organisme replié sur soi-même, pour se développer dans le cadre d’un arrière-pays renaissant.
La ville n’est que l’expression d’un genre de vie ; par son entremise nous nous sommes efforcés d’interpréter l’entité du monde insulaire. L’évolution spectaculaire de la ville en Corse, sa place prépondérante dans la vie locale actuelle, sont le résultat de profonds changements opérés au cours de l’histoire récente. Cependant la ville elle-même ne procure pas une solution aux problèmes de l’île ; elle n’est qu’un reflet de la décadence du monde rural. La bataille qui se livre pour la survie de la Corse a lieu ailleurs, sur les pentes où les cultures et la forêt cèdent le pas au maquis, dans les villages saignés à blanc de leur substance humaine. Là seulement se décidera le sort de la Corse, et avec lui celui de la ville insulaire.

Yerahmiel Kolodny, La géographie urbaine de la Corse, Paris, SEDES, 1962, pp. 320-322.



 
Samedi 30 Décembre 2023
Yerahmiel Kolodny


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