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L’avenir des Communs dans un monde en totale mutation



La fin de saison estivale est propice aux bilans économiques. Sampiero Sanguinetti propose d'aller plus loin que les indicateurs de fréquentation touristique, et réfléchit aux écarts qui se creusent entre les populations permanentes et saisonnières, et entre des visions de la Corse que peu de dénominateurs communs rassemblent encore. Comment donc continuer à faire société ?



Identité(s) en mouvement, Art Mouv
Identité(s) en mouvement, Art Mouv
Alors qu’une nouvelle saison touristique prend fin, les habitants permanents de l’île et leurs élus vont devoir revenir à la réalité d’une gestion de plus en plus difficile de leur quotidien. Une réalité qui s’impose à eux depuis plusieurs années et de manière insistante. En effet, les défis auxquels la Corse est confrontée sont sans précédent dans l’histoire. Cela veut dire que les savoir-faire et la culture dont nous avons hérités et auxquels nous tenons ne sont plus totalement suffisants, ou adaptés face aux nouveaux défis qui se présentent à nous. Nous devons, tout en les préservant, les faire évoluer ou les enrichir.

Du peuplement permanent aux peuplements saisonniers

Il existe désormais une multitude de visions de la Corse qui se télescopent. Il existe la vision de ceux qui ont toujours habité dans l’île et ont hérité des savoirs de leurs prédécesseurs, de leurs pères et mères, de leurs grands-parents et de leurs ancêtres. Ceux-là ont évidemment pour eux la permanence, la connaissance, la mémoire et la légitimité. Il existe la vision de ceux qui ont quitté l’île et y reviennent ou veulent y revenir. Ils ont, avec la distance du temps et de l’espace, souvent mythifié certains traits et perdu le fil de ce qui a nécessairement évolué. Il existe la vision de ceux qui aiment venir y passer leurs vacances. Ils n’en connaissent que les brefs moments de découverte, de dépaysement et les lieux de plaisirs. Ils pèsent de plus en plus lourd en raison du nombre.
Il existe la vision des administrateurs continentaux, formés dans les écoles de la république, le plus souvent à Paris. Ils défilent dans les préfectures et sous-préfectures, puis vont gérer depuis la capitale les régions françaises et ce qu’ils appellent les « provinces ». Depuis le XIXe siècle, ils opposent à la légitimité des habitants permanents la connaissance des lois et des nécessités de la République dont ils seraient les gardiens. Il existe la vision des lecteurs de romans et des amateurs de films auxquels des auteurs et des réalisateurs livrent des images qui, souvent, sont à l’origine de ce qu’on appelle les clichés…
La multiplicité des visions vis-à-vis d’un pays a toujours existé mais dans le monde moderne, les équilibres ont changé. Et dans le cas de la Corse, les visiteurs occasionnels, les passionnés extérieurs, les résidents secondaires, pèsent de plus en plus lourd face aux habitants permanents.

Corse réelle / Corse fantasmée

L’association Arte Libri, à l’Île-Rousse, organisait au mois de juin 2024 la projection de deux films conservés par la cinémathèque de Porto-Vecchio. L’un était un documentaire produit au début des années 1950 par une société alors dirigée par Marcel Pagnol. Ce film de trente minutes environ, intitulé Une île de lumière, conduit à redécouvrir une Corse aussi belle que pauvre, où les femmes dans les villages portent les charges sur la tête avec une facilité déconcertante, et où le facteur effectue la distribution du courrier juché sur le dos d’un âne à l’allure chétive qui emprunte au petit trot les sentiers et ruelles caillouteuses des villages. Les premiers avions DC3 atterrissent sur des pistes en terre à Calvi, Ajaccio ou Bastia et les mots d’un commentateur un peu pompeux parlent d’un développement à venir qui parait irréel.
L’autre film qui était présenté était une production américaine en noir et blanc intitulée Les frères corses et inspirée d’un roman d’Alexandre Dumas. Ce film date de 1941 et propose une histoire de vendetta conforme aux clichés habituels. L’intérêt de ce film réside avant tout dans la vision de la Corse qu’il véhicule. Des palais somptueux, des foules armées de fusil et d’épées, des jeunes femmes hollywoodiennes, des charges de cavaleries et des embuscades westerniennes… Ce film nous transporte pour une part dans l’univers de la Sicile du Gattopardo et, pour l’autre, dans celui d’un Autant en emporte le vent insulaire ou encore d’un Zorro nustrale.
 
Le premier film présentait donc la Corse telle qu’elle était en grande partie à la fin de la Seconde guerre mondiale. Le deuxième film nous présentait la Corse telle que l’imaginaient ceux, à travers le monde, qui ne la connaissaient pas et l’assimilaient à une méditerranéité fantasmée. Le contraste est saisissant. Et, au fond, on aurait presque envie de préférer la seconde vision à la première. Préférer la fiction épique totalement erronée plutôt que la vérité pleine de poésie mais révélatrice d’une fragilité inquiétante.
La réalité l’emporte toujours. Et la fiction explique surtout que la classe politique et l’administration françaises, probablement plus en phase avec la globalité du monde qu’avec la vérité des « territoires », furent trop souvent conduites à répondre de manière déraisonnable et non pondérée aux défis et aux évènements qui ont agité notre île.

Les virages du XX° siècle

Compte tenu de la fragilité que révélait le film documentaire Une île de lumière, l’impact des réalités nouvelles était plus sensible en Corse qu’il ne l’est généralement ailleurs.
Les hautes montagnes sont bien évidemment toujours moins peuplées que les plaines. Les humains qui y vivent ont des caractères et une résistance physique forgés à l’aune de la roche qu’il faut gravir et des sentiers qu’il faut tracer. La population de l’île a toujours varié de 170 000 à 350 000 habitants. Cela veut dire entre 19 et 39 habitants au kilomètre carré ce qui est relativement peu.
Ces habitants se sont adaptés aux opportunités que leur offrait la nature. Ils ont pris l’habitude, notamment, de s’installer sur des promontoires d’accès difficile, certes, mais à proximité des rivières, des torrents et des lacs. Ces humains n’ont pas eu, comme dans la majeure partie de la Méditerranée, à gérer la rareté de la ressource en eau ; c’est la ressource en eau qui a déterminé en partie les modes de peuplement de la Corse. Enfin cette population étant modeste sur un territoire assez vaste, elle n’a pas eu non plus de grandes difficultés à gérer la production des déchets. Ces déchets durant des siècles ont été plus ou moins naturellement digérés par les sols, par les rivières et par le monde animal.
 
Les choses ont commencé à changer, comme partout ailleurs, à partir du dix-neuvième siècle, lorsque les produits manufacturés se sont multipliés. Les décharges ont fait leur apparition à travers toute l’île et notamment à proximité des agglomérations plus importantes.
Puis ce changement a pris des dimensions dangereuses à partir des années 1970-1980 lorsque l’industrie touristique a véritablement explosé. Durant deux mois, pour commencer, puis bientôt trois, quatre ou cinq mois la population de l’île a plus que doublé. De 170 à 300 000 habitants en moyenne, cette population durant les mois d’affluence est passée à 600 ou 700 000 habitants. Cela n’était jamais arrivé dans l’histoire. Jamais la Corse n’avait connu une telle affluence humaine. Et les Corses, donc, n’avaient jamais été confrontés de cette manière aux défis de l’envahissement, à la nécessité impérative de devoir gérer de manière exigeante la ressource en eau d’une part, et la production de déchets d’autre part. Certes ils eurent parfois des difficultés à gérer la destination des terres, l’utilisation des parcours de transhumance, la mise en valeur des surfaces cultivables. Non sans éviter les conflits, ils apprirent à partager la communauté de ces espaces tourmentés. 

L’épuisement ou l’obsolescence des Communs

L’affluence saisonnière d’individus, couplée à l’absence de volonté d’adaptation de ces individus par rapport aux contraintes et aux capacités permanentes du pays, complexifie de manière radicale la gestion des ressources et de l’espace. L’appropriation pérenne des terres dans le but de disposer de résidences secondaires permanentes entre en contradiction absolue avec les nécessités traditionnelles de l’utilisation de ces terres pour l’agriculture et l’élevage.
L’eau qui dévale des montagnes est toujours aussi abondante mais la bétonisation accélérée des sols dans l’environnement des cités balnéaires conduit, dans ces zones, à un défaut d’approvisionnement des nappes phréatiques. La multiplication des fosses sceptiques conduit à polluer les rivières souterraines. L’affluence humaine conduit à devoir trouver et gérer des besoins en constante augmentation.
 
La fontaine au centre de la petite cité de l’Île-Rousse, à laquelle il y a soixante ans encore et depuis toujours, tout le monde venait s’approvisionner plusieurs fois par jour en eau potable sur la place Paoli, arbore désormais un panneau « eau non potable ». La source commune a été remplacée par la distribution d’eau potable (ou dite potable) dans chaque foyer. De même que les lavoirs où les femmes du pays (ce n’était pas l’affaire des hommes !) se retrouvaient pour laver le linge a été remplacé par la machine à laver individuelle et domestique.
Les points de ralliement traditionnels de la vie en commun ont laissé la place aux symboles du chacun pour soi et de l’individualisme. À tel point que dans la même commune de l’Île-Rousse, un maire a jugé opportun, un jour, de détruire purement et simplement l’ancien lavoir. Et le même premier magistrat, avant de disparaitre, laissait les tempêtes détruire à leur rythme l’ancien môle des pêcheurs. La modernité est dans l’individualisme et nous devons oublier les symboles antiques de la vie en commun. Enfin, dans un pays où les précipitations durant l’année devraient assurer aux habitants un accès normal à l’eau potable, le maire d’une commune du cap Corse a cru devoir faire construire une petite centrale de dessalement de l’eau de mer comme dans les pays en situation de stress hydrique important.  

L’explosion des déchets

Quant aux déchets, le problème est mondial et n’est résolu de manière satisfaisante nulle part. Certes les grandes décharges de Teghjime et de Saint Antoine au-dessus de Bastia et d’Ajaccio ont été fermées et les centaines de petites décharges sauvages qui constellaient le territoire à proximité des routes ont disparu. Mais la solution de remplacement pérenne n’a pas encore été trouvée. Les populations doivent désormais admettre que la nature n’est plus en mesure de leur venir naturellement en aide.
Cela constitue un changement radical de paradigme auquel il faut apprendre à s’adapter. Cette nature qui était un refuge naturel, un rempart contre l’hostilité éventuelle du monde n’est pas devenue elle-même hostile. Elle est tout simplement et pour la première fois dans l’histoire, en voie de saturation.
On ne peut plus se contenter de s’adapter à cette nature, d’en saisir les opportunités. Nous devons désormais apprendre à la gérer. Et cet apprentissage est d’autant plus difficile que les populations permanentes et légitimes n’ont pas appris à le faire et que les populations migrantes qui séjournent chaque année en Corse n’ont aucune idée des contraintes et des exigences de la vie dans une île comme la nôtre. Elles ne veulent en connaitre que les avantages et les plaisirs. Elles payent ou ont payé pour cela.

Une mutation culturelle

La mutation culturelle est venue en Corse plus tardivement et plus brutalement qu’ailleurs. L’ancienne conception des « communs » est devenue obsolète. Cela ne veut pas dire que la culture des communs ait totalement disparue. La gestion des territoires par des populations modestes et enracinées, la gestion communautaire des lieux et des instruments de travail, du four à pain, du lavoir, de l’aire à blé, des pacages, du quai des pêcheurs… ont laissé la place à une gestion institutionnelle et politique des lieux publics, de l’élimination des déchets, du partage de l’eau, et à une gestion commerciale de marchés et supermarchés aux dimensions colossales.
Les humains sont adaptables et les individus se sont donc adaptés, chacun pour soi, à ces changements. Mais des milliers d’adaptés individuels face à des défis jusque-là ignorés, ne fait pas nécessairement une communauté collectivement adaptée aux défis à venir. Les individus sont mus par la nécessité de survivre à court terme. La communauté cherche le moyen de pérenniser cette addition d’individualismes, de lui donner un sens. Or dans la précipitation, les erreurs se multiplient, les dérapages se produisent, le sens ne saute pas aux yeux et l’avenir est, en grande partie, un impensé.

 
Mardi 27 Août 2024
Sampiero Sanguinetti


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