J’ai été élevé par mes grands-parents qui étaient agriculteurs et journaliers, ils entretenaient une relation de proximité avec les puits, les points d’eau. Mon grand-père tout particulièrement qui était meunier et possédait un moulin dans cette plaine veineuse de Porti Vechju, I Mulini in bassu. La plupart des moulins déjouaient le tarissement saisonnier de l’eau par l’altitude mais ceux des « terres basses » demandaient des trésors d’ingéniosité pour permettre la permanence de l’activité.
A cultura di l’acqua
Aucune place ne devait être laissée au désert. Et la maîtrise de l’espace ne pouvait se penser sans une géographie de l’eau : l’emplacement des fontaines et des moulins. Le moulin qui au demeurant occupait une place centrale dans la vie des micro-territoires, était le garant de l’autosuffisance produisant huiles et farines. Cette nécessaire autarcie disparaît avec la mise en place des échanges avec le continent et la rotation des bateaux de plus en plus importante emportant dans son tourbillon tout un panel de métiers.
Une disparition qui fut particulièrement préjudiciable après-guerre où débuta une longue période de pénurie d’une dizaine d’années. Tous les savoir-faire se sont éteints avec leurs détenteurs : minotiers mais aussi menuisiers, scieurs, débiteurs et autres artisans de la pierre et du bois. Ne demeurent aujourd’hui que les vestiges de cette plaine vivante, des ruines de moulin. Ce monde jardinier à grande échelle a disparu.
Il est aujourd’hui difficile de s’imaginer à quoi ressemblait cette « horti-culture » et encore plus complexe de se figurer cette idée de luxuriance. Car les villages étaient luxuriants – de véritables oasis des plaines et des montagnes. Pas des jardins à la française, mais des jardins organisés par une gestion collective de l’eau. Des réseaux de canaux devaient être entretenus depuis la prise jusqu’à l’arrivée. Les villageois géraient eux-mêmes chemins et moulins. J’ai même pu assister à des scènes de construction collective : des habitants descellant des murs pour les ériger à un autre endroit.
La pensée du collectif a disparu et a été substituée par le pouvoir public. Cette médiation administrative a paradoxalement estompé la notion de valorisation et d’entretien collaboratif pour emprunter au vocable contemporain. Si les instances administratives ne s’emparent pas d’un problème structurel, il reste en suspens… Au temps des moulins, cela relevait uniquement du collectif, s’il n’y avait pas cette pensée du commun, tout dysfonctionnait.
Il existait une culture commune de l’eau ; je n’irai pas jusqu’à parler d’absence de propriété parce que ce n’est pas tout à fait vrai mais plutôt d’une pensée de l’indivision. L’eau nous appartient à tous ; elle n’appartient pas à un particulier ou à un établissement.
Une pensée commune mais aussi globale de la terre dont l’irrigation, l’ensemencement, la fertilisation s’incarnait d’un seul tenant et d’un seul corps. L’eau irriguait plantes, animaux et humains et sa distribution constituait une préoccupation commune quotidienne pour permettre la survie et la permanence des activités de chacun dans un périmètre réduit mais maîtrisé dans une totale autonomie.
Une disparition qui fut particulièrement préjudiciable après-guerre où débuta une longue période de pénurie d’une dizaine d’années. Tous les savoir-faire se sont éteints avec leurs détenteurs : minotiers mais aussi menuisiers, scieurs, débiteurs et autres artisans de la pierre et du bois. Ne demeurent aujourd’hui que les vestiges de cette plaine vivante, des ruines de moulin. Ce monde jardinier à grande échelle a disparu.
Il est aujourd’hui difficile de s’imaginer à quoi ressemblait cette « horti-culture » et encore plus complexe de se figurer cette idée de luxuriance. Car les villages étaient luxuriants – de véritables oasis des plaines et des montagnes. Pas des jardins à la française, mais des jardins organisés par une gestion collective de l’eau. Des réseaux de canaux devaient être entretenus depuis la prise jusqu’à l’arrivée. Les villageois géraient eux-mêmes chemins et moulins. J’ai même pu assister à des scènes de construction collective : des habitants descellant des murs pour les ériger à un autre endroit.
La pensée du collectif a disparu et a été substituée par le pouvoir public. Cette médiation administrative a paradoxalement estompé la notion de valorisation et d’entretien collaboratif pour emprunter au vocable contemporain. Si les instances administratives ne s’emparent pas d’un problème structurel, il reste en suspens… Au temps des moulins, cela relevait uniquement du collectif, s’il n’y avait pas cette pensée du commun, tout dysfonctionnait.
Il existait une culture commune de l’eau ; je n’irai pas jusqu’à parler d’absence de propriété parce que ce n’est pas tout à fait vrai mais plutôt d’une pensée de l’indivision. L’eau nous appartient à tous ; elle n’appartient pas à un particulier ou à un établissement.
Une pensée commune mais aussi globale de la terre dont l’irrigation, l’ensemencement, la fertilisation s’incarnait d’un seul tenant et d’un seul corps. L’eau irriguait plantes, animaux et humains et sa distribution constituait une préoccupation commune quotidienne pour permettre la survie et la permanence des activités de chacun dans un périmètre réduit mais maîtrisé dans une totale autonomie.
Di fole è di puesia
Des lieux d’eau du quotidien émergea une toponymie fabuleuse qui s’efface au fil de leur désuétude. Les édifices hydriques s’anthropomorphisaient. Les fontaines portaient des noms de personnes qui n’avaient pas de rapport avec les eaux elles-mêmes. Je me souviens de cette fontaine dans le massif de l’Ospedale au nom extraordinaire : "a funtana di donna varmiglia", « la fontaine de la femme vermeille ».
Un livre perdu se dissimule derrière ces noms de lieu de fontaines, de rivières, de sources que nous ne parvenons désormais à lire que de manière très fragmentaire. L’origine de la dénomination de ces noms nous est désormais inconnue. Ne nous reste que l’écriture pour faire perdurer leur existence. Cette personnification des hydronymes racontait une pensée collective, une pensée capable de nommer le monde de façon signifiante et belle parfois.
La société corse est prise entre la mémoire et l’oubli. Ce qu’on perd et ce qu’on gagne. La toponymie résiste au temps, à l’oubli à travers des cartes qui peuvent encore être consultées. Elle conserve une part de la mémoire des gens qui avaient une pratique physique des lieux, qui ne se déplaçaient pas en voiture et nommaient et partageaient un territoire et une géographie pour s’orienter.
Il y eut à une époque une réelle conscience magique de l’eau qui s’est effilochée. L’oubli a fait son travail. Et moults récits n’ont pas franchi les générations. Ce qui se lit fragmentairement sur une carte ou dans les livres constitue ce qui reste d’une pensée concrète et imaginaire. Car je pense que les deux pensées se rejoignaient pour penser l’eau.
Beaucoup de villages avaient une source ou une fontaine aux propriétés magiques. Les eaux de Sainte-Lucie aux vertus oculaires étaient célébrées à Ciamannacce à l’occasion d’un pèlerinage le 13 décembre. Les mains réunies en vasque de peaux accueillaient le liquide miraculeux ; l’esprit en prières, recueillis dans une dévotion hydrique, les pèlerins avaient l’intuition de l’eau, de ses vertus, de ses pouvoirs et de son essentialité. Un recueillement qui témoigne d’une commune intuition de la puissance concrète et imaginaire de l’eau.
L’eau a joué un rôle fondamental dans mon écriture. C’est une multiplicité de choses à la fois concrètes et symboliques. Elle constitue notamment un lieu de passage. Le gué, la rivière à traverser. Le puits. Croyants ou mécréants étaient nourris d’écriture dans laquelle ils puisaient littéralement sans cesse. Pendant des siècles, le puits était central, il constituait le point de ralliement. Le point d’achoppement ou de discordes : le lieu de croisement de l’étranger et du local ; un symbole toujours quasi biblique du point d’eau. Un chemin de traverse pour les animaux également qui conféraient à ces endroits une dimension cosmique, une giration du ciel et des saisons.
Avant, les gens pratiquaient le rituel d’U Muchju : avant de traverser un gué, ils jetaient une petite croix de ciste ou de bruyère dans le cours d’eau. C’était ce qu’il restait d’une pensée des franchissements qu’on voulait pouvoir refaire à l’inverse de l’Achéron franchissable dans un seul sens sans retour possible.
Le pays que l’on vit est un livre. Comment il se vit, comment il se raconte, comment il a été écrit est une grande question insoluble. Et l’eau innerve les histoires universelles anciennes : que ce soit l’eau du Léthé qui permet à quelqu’un de toute provenance de consacrer définitivement à l’endroit où il est ; l’eau de l’Achéron à l’éternel non-retour. De manière diffuse, ces mythologies se retrouvaient dans les métiers de mes grands-parents et des gens que j’ai connus de la plaine de Porti Vechju, à la fois jardin et désert.
Cohabitait cette double réalité du lieu construit et maîtrisé et de lieu inhabitable et perdu, écrasé de soleil l’été : lieux périlleux à traverser et pourtant lieux à garder et préserver. Cette lutte presque biblique et mythique des gens avec leur environnement perdure dans la réalité mais surtout dans l’imaginaire.
Un livre perdu se dissimule derrière ces noms de lieu de fontaines, de rivières, de sources que nous ne parvenons désormais à lire que de manière très fragmentaire. L’origine de la dénomination de ces noms nous est désormais inconnue. Ne nous reste que l’écriture pour faire perdurer leur existence. Cette personnification des hydronymes racontait une pensée collective, une pensée capable de nommer le monde de façon signifiante et belle parfois.
La société corse est prise entre la mémoire et l’oubli. Ce qu’on perd et ce qu’on gagne. La toponymie résiste au temps, à l’oubli à travers des cartes qui peuvent encore être consultées. Elle conserve une part de la mémoire des gens qui avaient une pratique physique des lieux, qui ne se déplaçaient pas en voiture et nommaient et partageaient un territoire et une géographie pour s’orienter.
Il y eut à une époque une réelle conscience magique de l’eau qui s’est effilochée. L’oubli a fait son travail. Et moults récits n’ont pas franchi les générations. Ce qui se lit fragmentairement sur une carte ou dans les livres constitue ce qui reste d’une pensée concrète et imaginaire. Car je pense que les deux pensées se rejoignaient pour penser l’eau.
Beaucoup de villages avaient une source ou une fontaine aux propriétés magiques. Les eaux de Sainte-Lucie aux vertus oculaires étaient célébrées à Ciamannacce à l’occasion d’un pèlerinage le 13 décembre. Les mains réunies en vasque de peaux accueillaient le liquide miraculeux ; l’esprit en prières, recueillis dans une dévotion hydrique, les pèlerins avaient l’intuition de l’eau, de ses vertus, de ses pouvoirs et de son essentialité. Un recueillement qui témoigne d’une commune intuition de la puissance concrète et imaginaire de l’eau.
L’eau a joué un rôle fondamental dans mon écriture. C’est une multiplicité de choses à la fois concrètes et symboliques. Elle constitue notamment un lieu de passage. Le gué, la rivière à traverser. Le puits. Croyants ou mécréants étaient nourris d’écriture dans laquelle ils puisaient littéralement sans cesse. Pendant des siècles, le puits était central, il constituait le point de ralliement. Le point d’achoppement ou de discordes : le lieu de croisement de l’étranger et du local ; un symbole toujours quasi biblique du point d’eau. Un chemin de traverse pour les animaux également qui conféraient à ces endroits une dimension cosmique, une giration du ciel et des saisons.
Avant, les gens pratiquaient le rituel d’U Muchju : avant de traverser un gué, ils jetaient une petite croix de ciste ou de bruyère dans le cours d’eau. C’était ce qu’il restait d’une pensée des franchissements qu’on voulait pouvoir refaire à l’inverse de l’Achéron franchissable dans un seul sens sans retour possible.
Le pays que l’on vit est un livre. Comment il se vit, comment il se raconte, comment il a été écrit est une grande question insoluble. Et l’eau innerve les histoires universelles anciennes : que ce soit l’eau du Léthé qui permet à quelqu’un de toute provenance de consacrer définitivement à l’endroit où il est ; l’eau de l’Achéron à l’éternel non-retour. De manière diffuse, ces mythologies se retrouvaient dans les métiers de mes grands-parents et des gens que j’ai connus de la plaine de Porti Vechju, à la fois jardin et désert.
Cohabitait cette double réalité du lieu construit et maîtrisé et de lieu inhabitable et perdu, écrasé de soleil l’été : lieux périlleux à traverser et pourtant lieux à garder et préserver. Cette lutte presque biblique et mythique des gens avec leur environnement perdure dans la réalité mais surtout dans l’imaginaire.
Cet entretien est tiré d'un dossier de la revue Alta Voci, la revue d'Altaleghje, publié en mai 2023.
Stefanu Cesari était interrogé par Sylvie Melchiori et Claire Cecchini
Ringraziemu à tutt'a squadra per stu rigalu !
Stefanu Cesari était interrogé par Sylvie Melchiori et Claire Cecchini
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