Robba
 



Escher à Corte, réminiscence

La Corse est un territoire qui se distingue par le nombre de représentations qu’elle suscite. Et parce que le regard de l’autre contribue aussi à nous construire, l’histoire de ces représentations est une question culturelle majeure. Mais quand de grands artistes se confrontent à l’île, ils ne se contentent pas de nous proposer un souvenir de leur passage, ni un point de vue personnel. Ils laissent leur œuvre se transformer au gré de leur découverte. C’est ce qui s’est passé avec Escher, graveur iconique du XX° siècle qui a trouvé à Corte des motifs qu’il a réutilisés tout au long de son œuvre, marquée par des architectures vertigineuses.



En mai 1933, le graveur hollandais Maurits Cornellis Escher visite Corte. Il a trente-cinq ans et a déjà parcouru une bonne partie de l’Europe, de la Hollande à l’Espagne. Depuis une dizaine d’années, il vit à Rome qu’il quittera en 1935. Il parcourt fréquemment l’Italie et effectue par la même occasion plusieurs voyages en Corse.

Nous connaissons de lui plusieurs gravures figuratives réalisées dans l’île, dont une fameuse vue de Nonza (Illustration 7), qui lui vaudra en 1934 le troisième prix de gravure de l’Exposition d’estampes contemporaines de l’Institut d’Art de Chicago. Cette lithographie, la première œuvre d’Escher à entrer dans une collection américaine, marquera le début de sa reconnaissance internationale.
 
Escher est déjà venu à Corte en 1929 et a réalisé une gravure sur bois en gris et noir gravée sur deux blocs, montrant une vue plongeante sur une maison pittoresque, avec toit de lauze et murets de pierres (Ill. 6). C’est en 1933 qu’il grave également sur bois une vue de l’Eglise de l’Annonciation de Corte (Ill. 8). Dans ces deux œuvres, Escher semble encore élève d’un paysage qui n’appelle aucune interprétation. Rien ne semble tant compter pour lui que rendre avec le plus de justesse possible la simplicité de ce qu’il observe.
 
La même année, il dessine cette étude en couleur, qui représente une vue de façades située sur la place d’armes de Corte.
Illustration 1: M.C. Escher, Corte, Corsica, 1933, Pastel sur papier
Illustration 1: M.C. Escher, Corte, Corsica, 1933, Pastel sur papier


Le site d’origine est toujours reconnaissable, malgré les modifications apportées avec le temps, et surtout la présence d’un arbre qui cache maintenant en partie le motif qu’Escher avait tenu à noter scrupuleusement. Quelque chose de singulier dans cette architecture a attiré l’attention d’Escher. Apparemment, il s’agit de ce petit escalier qui s’enfonce sous une voûte en anse de panier, pour aboutir à une petite porte en retrait de la façade. Il est à noter que le motif de l’escalier est récurrent dans son œuvre, car il lui permet d’installer des trajets dans les trois dimensions, et parfois de tricher habilement avec la perspective.

Cette étude au pastel de couleur est la seule de ce type exécutée en Corse par Escher, et surtout, contrairement aux deux autres gravures que nous connaissons de lui sur Corte, elle ne débouche pas directement sur un travail de gravure. La question se pose de la place que cette étude occupe dans son œuvre et du choix de ce motif.
 
Il est communément admis que l’œuvre d’Escher s’organise en deux parties, avant et après 1937.

Avant cette date, ses travaux correspondent à la période des voyages en Italie et en Suisse. Il y étudie méticuleusement les paysages et l’architecture qu’il rencontre, tout en affinant ses techniques graphiques. Jusqu’en 1929, il utilise principalement la gravure sur bois, en commençant toujours par une étude sur papier. Cette technique de la gravure sur bois, ou xylographie impose une simplification des effets de surfaces au moyen de trames, et parfois la taille de plusieurs blocs de bois de dimension identique pour l’impression des estampes en couleur. Par la suite, après 1929, il explorera les ressources de la lithographie, qui rend mieux les subtilités du crayon. Durant cette période apparaissent déjà quelques expériences de figuration d’espaces paradoxaux qui défient nos modes habituels de représentation.
 
À partir de 1937, son style personnel se déploie et son imagination fertile explore les effets de perspective impossibles. S’il cherche moins à représenter le monde directement observé, c’est pour mieux rendre visible l’existence d’un monde subjectif, comme il l’indique lui-même dans cette lettre :
 
“Aucun d’entre nous n’a besoin de remettre en question l’existence d’un espace subjectif irréel. Mais personnellement, je ne suis pas sûr qu’il y ait un espace objectif réel. Tous nos sens ne nous révèlent qu’un monde subjectif ; notre seule possibilité, c’est penser et éventuellement déclarer que nous pouvons alors conclure à l’existence d’un monde objectif.” (Lettre à J.W. Wagenaar)
 
Ses compositions qui font souvent appel aux mathématiques mettent en jeu des effets d’abîme, de métamorphoses, de torsion d’espaces, de réflexion de formes, et concourent à nous mettre en présence d’une représentation de l’infini.

C’est à cette seconde période qu’appartient la lithographie de 1947 intitulée Up and down,  en français littéralement «En haut et en bas» (Ill. 2 et Ill. 5). Dans cette œuvre de la maturité, Escher se préoccupe de faire cohabiter dans un seul et même espace continu deux vues de la même scène, une plongée et une contre-plongée. Ce dispositif nécessite la torsion des éléments de structure qui relient les deux scènes, un pavement carré commun aux deux vues et situé au centre de l’image résolvant l’impossible liaison.
 
Illustration 2: M.C. Escher, "En haut et en bas", 1947, Lithographie, 503 x 205 mm
Illustration 2: M.C. Escher, "En haut et en bas", 1947, Lithographie, 503 x 205 mm


En se penchant sur cette gravure, un détail attire notre attention. Nous remarquons en effet un motif similaire à l’étude en couleur de 1933 : même avancée de volume, mêmes proportions, même toit, même petit escalier qui s’enfonce sous le porche, même petite fenêtre centrée sur la façade. Le dessin est légèrement réinterprété, simplifié et son inversion est due à la technique de gravure.
 
Illustration 3: M.C. Escher, "En haut et en bas", 1947, Lithographie (deux détails)
Illustration 3: M.C. Escher, "En haut et en bas", 1947, Lithographie (deux détails)


Sur l’étude au crayon pour cette lithographie (Ill. 4), ce motif est déjà présent, seulement dans la partie inférieure, mais dans la même orientation que l’esquisse de 1933. Par la suite, dans la lithographie, il sera développé aux deux parties inférieures et supérieures, car il est à lui seul un résumé de ce qui se joue dans le motif principal : un escalier qui passe sous une voûte, puis sous une autre.
 
Nous avons ici affaire à une réminiscence à quatorze ans d’écart. Reminiscentia, de reminisci, se souvenir. Ainsi dans la pensée platonicienne (en grec ἀνάμνησις, anamnésis, également traduit par ressouvenir), connaître est d’abord re-connaître.
 
« Quelle réalité est la plus puissante : celle du présent, instantanément absorbée par nos sens et perceptible, ou bien la mémoire de ce que nous avons expérimenté précédemment? Le présent est-il vraiment plus réel que le passé? Je me sens vraiment incapable de répondre à cette question. » (Journal, 19 janvier 1945)
 
L’étude au pastel réalisée à Corte est vraisemblablement restée longtemps dans un carton en attendant d’être utilisée dans une composition plus ambitieuse. Toujours est-il que ce qui avait attiré l’attention d’Escher dans ce motif de façade est bien ce qui a motivé ce réemploi, s’il n’a pas inspiré un développement imaginaire plus vaste. Nous pouvons donc y voir une explication possible de l’intérêt porté à ce motif, l’artiste reconnaissant, parfois longtemps avant que son style se soit affirmé, ce qui est propre à son langage dans ce qu’il observe. 
À gauche : illustration 4: M.C. Escher, étude pour "En haut et en bas", 1947, crayon sur papier, 535 x 230 mm - À droite : Illustration 5: M.C. Escher, "En haut et en bas", 1947, Lithographie, 503 x 205 mm
À gauche : illustration 4: M.C. Escher, étude pour "En haut et en bas", 1947, crayon sur papier, 535 x 230 mm - À droite : Illustration 5: M.C. Escher, "En haut et en bas", 1947, Lithographie, 503 x 205 mm

Illustration 6: M.C.Escher, Corte, Corsica, 1929, Gravure sur bois en gris et noir imprimée en deux blocs
Illustration 6: M.C.Escher, Corte, Corsica, 1929, Gravure sur bois en gris et noir imprimée en deux blocs

Illustration 7: M.C.Escher, Nonza, Corsica, 1934, Lithographie
Illustration 7: M.C.Escher, Nonza, Corsica, 1934, Lithographie

Illustration 8: M.C.Escher, Eglise de l'Annonciation, Corte, Corsica, 1933, Gravure sur bois (31,6 x 23,7 cm)
Illustration 8: M.C.Escher, Eglise de l'Annonciation, Corte, Corsica, 1933, Gravure sur bois (31,6 x 23,7 cm)


 


Pour en savoir plus, n'hésitez pas à découvrir le projet Corte mise en regards
Mercredi 24 Février 2021
Jean-Joseph Albertini


Dans la même rubrique :
< >

Vendredi 1 Novembre 2024 - 21:04 Quel avenir pour l’élevage en Corse ?

Mardi 29 Octobre 2024 - 21:12 Fausse(s) conscience(s) du nationalisme corse