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Du phénomène académique en Corse



Puisque s'élance l'Accademia di u cumunu, il nous a paru opportun d'évoquer la réalité du phénomène académique en Corse. L'historien Antoine Franzini qui y a consacré plusieurs articles et ouvrages nous livre ici une synthèse en deux temps ; d'abord à propos des XVII° et XVIII° siècles au cours desquels en matière académique, la Corse passe du modèle italien au modèle français. Puis à propos du regain académique de la fin du XVIII° au XIX° siècles.



Le phénomène académique en Corse aux XVIIe et XVIIIe siècles : du modèle académique italien au modèle académique français

Dominique degli Esposti
Dominique degli Esposti
Ce texte est issu de l'article intitulé « Les fêtes corses du marquis de Cursay au temps du Carnaval (1750-1752) », publié dans l’ouvrage [Spectacle et divertissements en Corse au temps des Bonaparte, catalogue de l’exposition présentée au Musée national de la Maison Bonaparte sous la direction de Jean-Christophe Liccia, Jean-Marc Olivesi et Odile Bianco]

Dès le début du XVIsiècle, dans le fil de l’humanisme et dans le contexte de la montée de l’hétérodoxie religieuse, voire de la Réforme protestante, naissent dans la péninsule italienne ces sociétés savantes qui reprennent le terme grec ancien d’académies. Environ six cents académies littéraires, parfois plusieurs pour la même ville, quatorze à Sienne par exemple, vont ainsi s’y former, d’abord dans les grandes villes, puis dans le cours du XVIIe siècle, dans de plus modestes, comme en 1659 à Bastia qui était à l’époque la capitale de la Corse. Dans toutes les régions d’Italie, ces modestes académies adoptent des noms mêlant humour et autodérision, elles reprennent l’esprit de l’idée humaniste du serio ludere, du jeu sérieux, et c’est le cas à Bastia avec lAccademia dei Vagabondi. À la différence de réunions amicales et spontanées, on se réunit désormais sous la contrainte formelle d’un règlement écrit, bref on fait institution. On y récite des poésies, on y prononce des discours de réception ou d’autres discours académiques qui appartiennent à cette littérature rituelle où l’on manie abondamment la citation antique.
La richesse des liens intellectuels qui réunissaient à travers la péninsule italienne ces lettrés, souvent affiliés à plusieurs académies, va avoir une réelle influence sur la formation de la République des Lettres dans les autres pays européens, et spécialement en France où l’Académie française, fondée en 1635, va entraîner la formation de nombreuses académies provinciales, multipliées dans le royaume à partir de 1715, le plus grand nombre étant mis en place avant 1750. C’est dans ce contexte que l’Accademia dei Vagabondi, dissoute en 1722, fut refondée en 1749 sous le mécénat du marquis de Cursay, qui commandait alors les troupes d’interposition françaises dans l’île. Elle va désormais se rapprocher du modèle et des vues de ces académies provinciales françaises.

Peut-on ainsi décrire pour les deux moments de cette académie deux modèles différents, que la différence entre les deux blasons illustre peut-être, en dépit de la continuité littéraire ? Si le blason de la première académie, au milieu du XVIIe, montrait « un ruisseau avec des étoiles au-dessus, alludendo al ruscello, et alle stelle », celui dessiné au milieu du XVIIIe siècle présentait « un arc en ciel perçant les nuages et faisant refleurir un jardin. » Certes, ils brodent de la même façon autour du thème de l’obscur ou des ténèbres, et de la lumière qui en a raison, mais c’est aussi le passage d’une nature généreuse à une nature apprivoisée et fructueuse. De fait, ces deux temps académiques se distinguent par l’évolution du projet de connaissance. Si les sonnets et les odes forment toujours, avec les discours de réception, le fond de l’activité en séance dans ce second moment, d’autres intérêts, tournés vers différents savoirs, apparaissent ou se transforment. La petite académie bastiaise, devenue l’Académie des Belles Lettres de Corse, est alors guidée par l’esprit des Lumières, cette idée principale que les sciences et les arts feront fleurir ou refleurir la paix et la prospérité dans l’île. On y retrouve en particulier l’influence de Voltaire : la connaissance doit se mettre au service de la vérité et les arts au service de la paix au sein d’un monde profondément imprégné de culture guerrière.
De fait, les académiciens de ces deux périodes, bien qu’hésitant toujours entre une position traditionnelle, aristocratique et religieuse en son essence, et une position novatrice, laïcisée, rationnelle, et tournée vers l’avenir, vont occuper une place essentielle dans la transmission et le développement du savoir alors que l’Université entrait dans un franc déclin. La vigueur du mouvement académique dans l’Europe moderne va ainsi contribuer à la réorganisation des savoirs et de la sociabilité savante, à l’émergence des figures modernes du savant comme de l’artiste, et cultiver l’utopie d’une république savante.
Avec la reprise des troubles dans l’île après quelques années de paix, et alors que s’opposaient les vues du commissaire général génois et celles du marquis de Cursay, ce fut la fin de l’Accademia dei Vagabondi dans le cours de l’année 1752. Quant à l’Accademia dei Bellicosi, l’académie rivale constituée à Bastia par les partisans des Génois sous la protection du commissaire général, on n’en connaît qu’une unique séance le 3 décembre de cette année.

Renaissances et continuités de l’esprit académique en Corse (fin XVIIIe-début XIXe siècle)

Ce texte est un extrait de l’ouvrage publié par Antoine Franzini sous le titre de [L’Accademia dei Vagabondi. Une académie des Belles Lettres en Corse. Une histoire sociale, culturelle et littéraire entre XVIIe et XVIIIe siècle ]

Après le départ du marquis de Cursay, on ne parla plus d’académie dans l’île. L’idée académique était cependant loin d’avoir disparu, nous en avons un fort témoignage grâce à l’esprit éclairé de l’abbé Jacques Gaudin, qui était alors vicaire général de l’évêque de Nebbio, mais aussi membre de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon. Il allait en effet redonner de l’actualité au projet académique dans un ouvrage intitulé Voyage en Corse, et vues politiques sur l’amélioration de cette isle [2]. Le titre de son discours de réception à l’Académie de Lyon en décembre 1780, publié en annexe de l’ouvrage, reprenait d’ailleurs, ou anticipait, le ton général de sa démonstration pour la Corse, en ce qu’il tendait « à prouver que vu le progrès des lumières, et la multitude des secours répandus dans les principales Villes de Province, les Lettres peuvent y réussir comme dans la Capitale. » Et de fait, dans le chapitre VII, intitulé « Sur l’établissement d’une Académie, c’est-à-dire d’une association Littéraire, qui réunit les Lettres, les Sciences, les Arts et l’Agriculture », il développait sur dix pages l’utilité d’un tel établissement, non sans rendre hommage à « l’Académie », c’est-à-dire l’Université, fondée par le général Paoli à Corte, et à l’Académie de Bastia, fondée jadis par le marquis de Cursay. Il déployait successivement plusieurs arguments pour désirer une telle Association : le registre de la vanité nationale où chacun chercherait à s’inscrire ; le lien entre les deux nations, corse et française, à la faveur de l’association des hommes dans une institution commune ; l’alternative du loisir littéraire à la dépense dont les jeux de cartes et d’argent épuisent les Français à Bastia ; l’encouragement à l’agriculture et à la naissance de l’industrie ; l’étude savante de l’histoire naturelle et de la botanique dans l’île ; et pour finir la lutte contre l’excessive influence de l’autorité du pape. Et surtout, concluait-il, c’est par la littérature, organe de tous les autres arts, que l’esprit se polit et que le goût s’acquiert, que sera enfin facilitée l’introduction du français, car c’est l’identité de langues qui lie surtout les peuples, qui fait entrer les passions douces dans leur cœur, à l’exemple de ce que firent les Romains qui, laissant aux peuples vaincus leurs mœurs, leurs usages et leurs lois, voulaient que dans leur empire tous les actes publics ne se fissent qu’en leur langue. Doit-on rappeler qu’animée des mêmes principes, la franc-maçonnerie prospéra à cette époque dans le milieu des officiers et administrateurs français en fonction dans l’île ?

Puis vint la Révolution française, et dans ce temps de rupture, suite au rapport rendu par l’abbé Grégoire et au discours de David qui lui fut lié, la Convention décréta le 8 août 1793 de supprimer toutes les académies et sociétés littéraires, accusées de bafouer l’égalité républicaine par leur culte de la hiérarchie, leur esprit de corps et de privilèges, ainsi que par leur composition jugée trop aristocratique. Elles semblaient être le symbole de la confiscation de la maîtrise du langage par un certain groupe dans la société. Le décret, dans son premier article, était ainsi rédigé, assez sèchement : « Toutes les académies et sociétés littéraires patentées ou dotées par la Nation sont supprimées. »
Ce discours radical fit long feu, et tandis que la Révolution finissait, que les émigrés, paolistes ou royalistes, rentraient dans l’île en 1802, on vit revivre à Bastia une société à caractère littéraire. Le 9 juillet 1803, lors de la session inaugurale de la Société d’instruction publique du département du Golo, qui selon Francesco Ottaviano Renucci devait être une sorte « d’académie » sous un nouveau titre, le préfet du Golo, Anton Giovanni Pietri, évoquait avec un certain mépris le souvenir de l’Accademia dei Vagabondi[2]: « Jadis, une académie fut établie à Bastia. Les causes de sa nullité absolue sont étrangères à notre situation actuelle. Alors, l’Isle, livrée à tous les déchirements, s’agitait sous le joug du gouvernement génois, ennemi de toute amélioration en Corse. »

Et puis, après les confusions nées dans la fin des années impériales, le projet d’une nouvelle compagnie aboutit à nouveau, avec la fondation en octobre 1818 de la Société centrale d’instruction publique du département de la Corse, qui rétablissait de fait la Société d’instruction publique de 1803. On parla à nouveau « d’académie » et lors des premières séances, le baron Jean-Baptiste Galeazzini attacha cette fois au contraire la nouvelle compagnie à l’Accademia dei Vagabondi avec le souci d’en recueillir l’héritage :
 
La Société, Messieurs, est digne de toute votre sollicitude par les considérations qui frappent les esprits aussi éclairés que vous l’êtes. Elle date sa fondation bien avant 1675 suivant les renseignements que j’ai acquis, puisqu’il existe ici à Bastia un petit volume des poésies de Sébastien Carbuccia imprimé à Venise l’an 1675 susdit, qui était prince de l’académie des Vagabons de Bastia, et nous pouvons regarder Monsieur le marquis de Cursay comme son premier restaurateur. C’est sous les auspices de ce général homme d’État que le 1er novembre 1749 la Société reprit ses travaux littéraires et qu’elle continua à se donner le nom d’académie des Vagabons, par imitation des villes d’Italie, qui ont l’usage d’adopter des dénominations bizarres.
 
Ainsi, l’esprit académique ne cessa d’animer les entreprises littéraires, mais à partir de la moitié du XIXe siècle, ce fut dans le nouveau projet de donner une place à la langue corse dans la littérature. Pierre Lucciana, dit Vattelapesca (1832-1909), qui sera en 1904 le fondateur de la Société littéraire A Cirnea pour la défense de la langue corse, s’amuse vers 1861-1862, alors qu’il est encore jeune, à commettre des Canti in dialetto Bastiese ma non Bastiaccio, di P[ietro] L[ucciana], uno de’ numerosissimi membri dell’Academia (sic) degl’Illetterati, reprenant ainsi la tradition de l’autodérision pour cette académie imaginaire[3]. Bientôt, des écrivains corses et les directeurs des revues corsistes A Tramuntana et A Cispra , s’apprêteront à « fonder un cénacle qui rédigerait un petit bulletin exclusivement en corse », une « académie », écrivent-ils, inspirée des Vagabondi[4]. Un appel qui préfigure les fondations concurrentes en 1921 de l’Accademia corsa par Maistrale à Ajaccio et de Lingua corsa à Bastia, ou sept années plus tard, de l’Académie cyrnéenne à Paris en 1928. Cet engouement des années 1920, dans le contexte d’un enthousiasme régionaliste, allait retrouver une certaine actualité le 11 décembre 1974, dans le moment de la naissance du Riacquistu, avec la fondation à Pigna d’une nouvelle Accademia dei Vagabondi à l’initiative de Ghjacumu Gregory. Enfin, le nom était à nouveau repris le 2 décembre 2011 pour désigner un organe de consultation et de travail de l’Assemblée de Corse, une émanation du Conseil de la langue en charge de la promotion des arts et de la littérature, ainsi que de la terminologie[5].
La boucle était bouclée. Le reste de l’histoire reste à écrire.
 

[1] Voyage en Corse, et vues politiques sur l’amélioration de cette isle…, par M. l’Abbé Gaudin, Vicaire Général de Nebbio, de l’Académie de Lyon, Paris, 1787. Signalons l’édition allemande de cet ouvrage : des Abbé Gaudin, Neueste Reise durch Corsica, mit Bemerkungen über die natürliche Geschichte des Landes, und die Sitten und Gebräuche seiner Bewohner, aus dem Französischen, Leipzig, in der Bengandichen Buchhandlung, 1788.
[2] Eugène F. X. Gherardi, « Formes et figures de la sociabilité littéraire et scientifique en Corse », dans Histoire de l’école en Corse, dir. Jacques Fusina, Ajaccio, Albiana, 2003, p. 270-272 et 278-280, à qui nous devons ces derniers développements.
[3] Bibliothèque patrimoniale Tommaso Prelà, Bastia, P. 38.2.30, les dates sont données dans ce manuscrit qui est un brouillon de poésies.
[4] Appel dans le Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de la Corse, 409-412, 1920. Avec nos remerciements à Bernard Biancarelli qui me l’a aimablement signalé.
[5] Signalons qu’une association calabraise, fondée en 1993, porte également ce nom.

 
Samedi 26 Novembre 2022
Antoine Franzini


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