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Dorothy Carrington, remember Lady Rose



Dorothy Carrington est assurément l'autrice de plusieurs œuvres majeures sur la Corse, qui lui ont d'ailleurs valu un doctorat Honoris Causa de l'Université de Corse. Francis Beretti nous raconte ici le complexe parcours de sa vie et la rencontre qui l'a tant marquée avec l'île, rapidement devenue une partie d'elle-même, à laquelle elle ne cessera de consacrer ses recherches.



Revisitation de Dorothy Carrington, Mim Hain
Revisitation de Dorothy Carrington, Mim Hain
L’enfance de Lady Dorothy Violet Frederica Rose, alias Dorothy Carrington n’a pas été heureuse. Elle n’a pratiquement pas connu son père le général sir Frederick Carrington, qui avait fait campagne en Afrique du sud, au Transvaal, au Bechuanaland où il avait maté des rebellions. Les supérieurs hiérarchiques du général avaient dûment consigné, entre autres, sa force de caractère et son merveilleux sens de l’adaptation, des traits qu’il a dû léguer à sa fille.
Pendant un bref interlude, Susan, née Elwes, et sa fille Frederica partagent certains divertissements d’une grande capitale, la musique et l’art : le ballet de la Reine des fées de Diaghilev, la virtuosité d’Anna Pavlova, la « ballerine absolue » dans Le lac des cygnes. Une gouvernante suisse apprend à Frederica à parler couramment le français et l’allemand. Mais Susan était atteinte d’une grave maladie dont elle finit par succomber alors que sa fille n’avait qu’une dizaine d’années.
Des oncles et des tantes recueillent la petite orpheline dans le milieu de la petite noblesse campagnarde du Gloucestershire. Frederica ne s’y sent pas à sa place. Terriblement seule, elle s’y ennuie à mourir. Elle dira plus tard qu'elle a été "élevée dans un luxe où régnait le malheur". Elle n’entrevoit alors que deux remèdes à son malaise : les études et le mariage. A la grande consternation de ses proches, elle réussit à s’inscrire à l’Université d’Oxford, à Lady Margaret Hall, et commence à préparer un doctorat sur le sujet du roman anglais au XVIe siècle. Mais l’ambiance ne lui convient pas : elle la trouve trop livresque.

Les grands espaces

Au bout de deux ans de séjour à Oxford, Frederica s’enfuit à Majorque « parce que le climat était chaud et que c’était bon marché ». Elle fait la connaissance d’un « merveilleux Autrichien », Franz von Waldschultz qui avait dilapidé les revenus de ses domaines en Pologne. « Shocking ! » : le couple se rend à Paris, poursuivi par un oncle et une tante scandalisés. Finalement la bienséance prévaut, le mariage est « encouragé ».
Franz signe un contrat avec l’Imperial Tobacco Company en Rhodésie du sud, dans le cadre d’un programme d’exploitation de ce territoire. Frederica a l’impression tellement désirée de « vivre pleinement ». Elle est vraiment amoureuse de Franz. En sa compagnie, elle fait de la chasse à courre au léopard, au chacal et au sanglier avec « des chiens mal dégrossis et laineux » sur les grands espaces du bush africain. C’était « un mode de vie très passionnant, un antidote efficace » contre la vie confinée de la province anglaise.

Puis les effets de l’antidote, et la magie du mariage s’estompent. Et surtout, après le coup de force nazi de lAnschluss , Frederica s’aperçoit qu’elle est titulaire d’un passeport allemand. Or dans ces années-là, les femmes perdaient leur nationalité quand elle se mariaient. Elle divorce donc, et rentre en Angleterre. Elle épouse, pour peu de temps, un homme dont le nom est magnifiquement évocateur de l’Old England, et que le romancier Evelyn Waugh aurait pu retenir pour l’un de ses personnages, Darcy Sinclair Sproul-Bolton. Mais Frederica se retrouve à nouveau seule, avec de maigres ressources financières. Elle fait un peu de journalisme, rédige des chroniques de la vie sociale et des critiques d’art ; elle organise des expositions, comme celle sur Imaginative Art since the War, à l’occasion de laquelle elle fait la connaissance de l’artiste peintre Sir Francis Cyril Rose.
 

Un top-model en Vogue

Elle l’épouse le 22 février 1943. Sir Francis avait travaillé dans l’atelier de Picabia et de Fernand Léger à Antibes, dessiné les décors et les costumes pour les ballets russes de Diaghilev et exposé en 1930 à Paris avec Salvador Dali dans la galerie de Marie Cuttoli, point de rencontre des artistes d’avant-garde. Gertrude Stein, qui avait eu le flair de découvrir le génie de Picasso rend un hommage dithyrambique à Sir Francis : « Au XIXe siècle, ce furent les peintres français qui créèrent la peinture, et maintenant, vers la moitié du XXe siècle, c’est un Anglais qui crée la peinture importante de son époque ». On dit que le mot célèbre de Stein, « a rose is a rose is a rose » s’applique au talent indéfinissable et unique de Sir Francis. En 1949, dans la magnifique petite galerie de Gimpel Fils, Sir Francis fait un triomphe.         
  
L’artiste expose neuf tableaux de la crucifixion, décrits comme étant « liturgiques, ritualistes, érudits et mystérieux »… et horribles ! D’ailleurs, Frederica a fait don au couvent de Vico de l’un de ces tableaux, qu’un amateur d’art du village a récemment déniché et fait transférer à Ajaccio. Résumant le mélange de religiosité et de modernité de Sir Francis, un chroniqueur du Catholic Herald dit de lui que c’est « un artiste qui croit au Christ et à Picasso ».
Le chroniqueur de Time note que malgré le caractère macabre des œuvres exposées, Sir Francis n’est pas un ascète aux yeux caves, mais un gai luron emporté dans un tourbillon de fêtes dans le cercle cosmopolite de l’intelligentzia, avec des personnages tels Gertrude Stein, Louis Bromfield, prix Pulitzer en 1927, le célèbre photographe de mode Cecil Beaton, portraitiste officiel de la famille royale, qui a photographié Greta Garbo en 1946, qui travaille pour Vogue, Harper’s Magazine, Vanity Fair, et qui prend Frederica sous son objectif,  le décorateur français Christian Bérard qui réalisé les costumes et les décors du film de Cocteau La Belle et la Bête en 1946, et Wellington Koo, ambassadeur de la Chine à Londres de 1940 à 1946.

Pendant ce temps-là Frederica fait ses débuts dans l’écriture, sous la signature de Dorothy Carrington, avec The Traveller’s Eye, anthologie de récits de voyageurs, publié en 1947. Son mari porte sur elle un regard un peu surprenant : « Bien qu’elle eût un certain don pour l’écriture, elle oubliait que son grand charme était sa beauté et sa présence féminine qui pouvait retenir un homme par la délicatesse de son élégance, la perfection de sa pose ; le désordre soigneusement étudié qu’un coiffeur habile dans ses boucles ; et l’absolue perfection de son temple, cette chambre fragile et parfumée à laquelle aucun mari ne pouvait accéder sans sa permission ». Un compliment bienveillant, mais d’ordre purement esthétique. Toujours est-il que ce compliment est confirmé par l’un des amis du couple, qui avait connu Frederica au moment où elle partait en Corse : « Elle était d’une beauté incroyable. Elle avait la peau blanche et des boucles auburn, et elle portait des vêtements merveilleux, extrêmement magnifiques, très élégants, et des chaussures à talons immenses. Une beauté au charme ravageur ».
 

En 1948 : la Révélation

Federica et sir Francis font la connaissance d’un Corse, Jean Cesari, ancien combattant des Forces Françaises Libres. Il leur parle avec éloquence de statues de granite monumentales qui gisaient abandonnées sous les oliviers, dans la propriété de son cousin Charles-Antoine. Son discours a un tel effet que Frederica prend une décision qui va changer sa vie de fond en comble : elle va se rendre en Corse. En emportant en guise de troc deux valises pleines de café et de sucre.

Elle décrit ses premières impressions dans la magnifique ouverture de Granite Island :
« La Corse m’apparut à l’aube. Ses contours presque délavés, incertains, elle semblait s’élever en flottant dans la brume matinale, une création à demi matérialisée, ectoplasme d’une mer en état de transe. Je quittai précipitamment ma cabine étouffante pour retrouver le couple avec qui j’avais parlé la veille. Ils étaient déjà accoudés au bastingage contemplant en silence l’île qui prenait corps entre la mer et le ciel. Ils avaient passé plusieurs années à Madagascar, et au cours du dîner, quand nous quittions Marseille, ils m’avaient parlé avec passion de leur vie dans les colonies ; mais maintenant, tout était oublié : ils rentraient enfin chez eux. »

Le sentiment d’étouffement qu’elle éprouve dans sa cabine et qui la pousse à respirer sur le pont traduit une réalité de voyage, mais aussi et surtout la libération qu’elle ressent en découvrant une terre inconnue où elle pressent qu’elle va pouvoir vivre enfin.
Ce fut un choc. « Depuis que j’étais arrivée en Corse », écrit-elle, (j’avais l’impression que c’était la durée d’une réincarnation) j’avais touché la trame même de la vie : rien ne me paraîtrait plus le même après ce voyage ». De 1948 à 1954, le couple se rendit quatre fois en Corse. Puis Frederica, subjuguée par l’île, s’installe à Ajaccio et se sépare à l’amiable de sir Francis. Les mots qu’elle emploie pour marquer cette rupture radicale sont très forts : « En réalité, ma vie prit fin et commença au moment où je posai le pied en Corse. Le jeu de rôle que j’avais auparavant se termina, et ma vocation commença ».

A partir de ces années-là, Frederica se plongea à corps perdu dans tous les aspects de la vie et de la culture de la Corse : nature, archéologie, histoire, ethnologie… Elle se définissait elle-même comme « une ethno-historiographe autodidacte ». Sa soif inextinguible de savoir et de comprendre lui a permis de se faire une place honorable dans le cercle des meilleurs spécialistes qui ont fait de l’île le domaine de leurs recherches. Ses travaux d’érudition sont connus, trop nombreux pour être énumérés dans le cadre de cette revue, et nous voudrions ici insister sur la qualité de son style [1].
De quelque nature que soient les publications de Frederica, l’aisance de son écriture porte sa marque. Dès l’âge de six ans, Frederica avait décidé qu’elle aurait une carrière littéraire. A huit ans, elle publie son premier poème dans Little Folks. Sa mère lui prédit : « Tu vas être écrivain ». En 1947, en avant-propos du premier livre remarqué de Frederica, The Traveller’s Eye, Maurice Collis souligne les qualités de l’auteur : la culture, la clarté de l’exposé, le sens de la composition, l’équilibre entre l’érudition et l’élégance du style. « Sa perspective est solide, son esprit précis et tranchant, son vocabulaire animé ».
 
[1]  Voir, entre autres, l’article de Clive Myer, dans The Guardian, du 30 janvier 2002. On trouvera des références détaillées dans le numéro spécial de Patrimoine d’une île, « Hommage à Dorothée Rose Carrington. Une Lady passionnée de la Corse », n° 6, 2018, Editions Alain Piazzola. Caroline Ferrer a consacré une émission à Dorothy Carrington sur FR3 Corse Via Stella le 31 janvier 2022.
 

Granite Island, le chef-d’œuvre de Dorothy Carrington

Le chef-d’œuvre de Dorothy Carrington intitulé Granite Island, a Portrait of Corsica, parut pour la première fois en 1971 chez Longman. Il fut réédité aux Etats-Unis en 1974, puis en Grande-Bretagne en édition de poche de 1984 à 1988, sans compter les éditions plus récentes. Le titre Granite Island, une trouvaille pour présenter la Corse en deux mots, n’a pas été retenu dans sa traduction en français, sans doute parce que les éditeurs se sont aperçus que « Granite Island » était le nom d’une île de l’Australie méridionale.

Dès sa publication le livre a été unanimement salué par la critique. La Royal Society of Literature lui décerne le prix prestigieux de William Heinemann. Un commentateur de la B.B.C. trouve que c’est « une étude superbe », et que l’auteur, « qui a un style magnifique, donne vie au passé et évoque le présente avec autant de bonheur ». « Dorothy Carrington écrit avec une évidente affection profonde mais sans mièvrerie envers l’île et son peuple ». Joanna Richardson, collaboratrice du Financial Times trouve que Granite Island est un « livre mémorable », « un portrait pris sur le vif, complet, pénétrant, affectueux, sans excès de sympathie ». « Les pêcheurs de Dorothy Carrington ressemblent à des silhouettes de Francesco Guardi, ses paysans ressemblent à des personnages du Moyen-Age. Quant à l’île, elle la dépeint avec des couleurs plus vitales que celles d’Edward Lear ». Le rapprochement avec Francesco Guardi est élogieux, puisque ce peintre de l’école baroque vénitienne du XVIIIe siècle était, on le sait, le maître de la veduta.

Même les colonnes austères du Times Literary Supplement accueillent le jugement favorable de l’un de ses contributeurs anonymes qui trouve ce livre « très agréable », et le place « bien au-dessus du niveau du récit de voyage courant ».  « C’est là », écrit-il, « un tableau incomparable d’une société en voie de disparition ». Il prédit que ce « portrait » aura bientôt valeur de document, et qu’il restera « un témoignage sur les formes de l’une de ces sociétés plus simples, héroïques, qui ont si longtemps fasciné les Anglo-Saxons ».
Le site internet d’une maison d’édition publie de nombreuses appréciations de simples lecteurs qui expriment spontanément leur admiration : « l’écriture est lumineuse, spirituelle, acerbe, mais en intense empathie avec les gens qu’elle rencontre » (Vanessa Couchman). Granite Island est « le modèle suprême du récit de voyage - captivant et inspirant » (Shermyn Lilly). C’est une description « brillante, spirituelle, intelligente, énormément divertissante, suprêmement instructive, aux couleurs exquises, d’une destination merveilleuse, l’Ile de Beauté, la Corse ».
Kristy Keddle attire notre attention sur un autre aspect captivant du livre : la personnalité même de l’auteur : « Dorothy Carrington était, en soi, un personnage stupéfiant, elle avait le don d’exprimer sa joie de s’emparer avec vigueur de chaque moment de sa vie ».

La sensibilité de Frederica, son humanisme, transparaissent dans ce passage où elle retrace les manifestations les plus humbles d’une fraternité rustique :
« Les soirs avec une famille campagnarde autour d’une cheminée surmontée d’ornements en porcelaine orange ; le berger bossu qui m’a accueillie, à la fin d’une promenade par un temps de canicule, à l’entrée de sa cabane, un verre d’eau à la main, l’ami qui m’a reçue une nuit d’hiver dans sa maison dévastée par un incendie pour goûter, dans les décombres des marrons glacés, cadeau insolite d’un parent compatissant ; les cheminots qui m’ont invitée à partager leur feu par une aube givrée. Et comment pourrais-je oublier la cave où on mangeait à si bon marché et où, après la fermeture, boissons et aliments bouclés pour éviter les tentations, il était permis aux clients démunis de dormir sur les tables ? ».

Des hauteurs de Sartène, Frederica contemple des paysans qui rentrent chez eux à dos d’ânes ou de mulets, « comme des marionnettes tirées par des fils invisibles » :
« A mesure que le soleil déclinait, le décor devenait une étude en grisaille : le gris sombre des pentes voisines dans l’ombre, le gris-argent des monts lointains voilés dans la lumière transparente du crépuscule, le gris nacré de la mer à l’horizon ».

Cette sensibilité poétique a permis à Frederica de percevoir, et d’exprimer avec justesse, la puissance émotionnelle que contiennent les chants polyphoniques, un art longtemps oublié, et négligé:
« C’était comme si l’on entendait une voix venir des profondeurs de la terre ; un chant provenant de l’aube des temps ; d’un commencement dont on n’ose jamais croire qu’il est accessible ».  

Jusqu’à la fin de sa vie, comme en témoigne son amie Rolli Lucarotti, Frederica conserva sa curiosité et son sens de l’émerveillement, le sens de « moments magiques », comme quand elle entendit « le chant bouleversant des baleines au large des Sanguinaires ».
Cette grande dame débordant d’enthousiasme, mystérieuse, qui a fréquenté l’élite intellectuelle et artistique de son temps n’a pas jugé avec condescendance la société archaïque et rurale qu’elle a découverte dans les années d’Après-guerre. Bien au contraire : « J’ai eu la chance incomparable de connaître la culture traditionnelle corse dans les dernières années de son existence menacée et décadente, mais vibrant encore des spasmes d’une vitalité élémentaire ».
En 1948, quand elle quitte l’île pour la première fois, peu lui importe qu’elle ne puisse pas goûter les premiers fruits de l’hiver, ni voir le spectacle somptueux des saisons. Quand elle monte sur le bateau cette nuit-là sous les étoiles brillantes, elle se sent confiante et sereine, « car je savais déjà, par l’une de ces décisions prises sans en avoir conscience, tel un jugement prononcé, ou un ordre reçu, que la Corse serait ma destinée ».

 
Vendredi 25 Mars 2022
Francis Beretti


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