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Donner des bases juridiques solides au débat sur la législation anti-mafia



Depuis plusieurs années, un débat a cours sur les moyens à mettre en œuvre face aux phénomènes mafieux qui sévissent dans l’île. Cette controverse est cruciale et mérite d’être traitée avec attention, sans caricaturer chaque position et en pleine connaissance des textes de loi débattus.
Dans le numéro de janvier 2023 de la revue Robba, Sampiero Sanguinetti, réitèrait sa mise en garde contre les adaptations de l’arsenal judiciaire proposées par les collectifs anti-mafia. Pour Lisandru Laban-Giuliani, la préoccupation est légitime et il n'est rien de plus noble que de veiller au respect des droits de l’homme et de lutter contre les dérives autoritaires. Cependant, plusieurs constats et inquiétudes exposées dans ce texte lui semblent infondés. Les éléments juridiques qu'il présente ci-après doivent selon lui permettre, non pas de mettre un terme à ce débat mais de l’arrimer à des bases juridiquement solides.



De la différence entre délit d’association mafieuse et confiscation administrative

Lucas Cranach l'Ancien, Justice, 1534
Lucas Cranach l'Ancien, Justice, 1534
Premièrement, Sampiero Sanguinetti semble assimiler le délit d’association mafieuse et la confiscation administrative dans la législation italienne. Or, délit d’association mafieuse et confiscation administrative sont des dispositifs juridiques tout à fait distincts et indépendants l’un de l’autre.
La définition du délit d’association mafieuse à l’article 416-bis du code pénal italien remonte à la loi Rognoni-La Torre. Il punit le simple fait pour un individu de participer à une « association de type mafieux ». Trois critères-clés permettent de qualifier une association comme étant de type mafieux : l’usage (1) de la force d’intimidation et (2) de l’omertà pour (3) commettre des délits ou acquérir directement ou indirectement le contrôle d’activités légales[1].

Cette définition a été précisément introduite par le législateur car le délit d’association de malfaiteurs (article 416-c du code pénal italien) manquait de précision et ne pouvait être utilisé contre les individus qui participent aux activités d’organisations criminelles sans pour autant commettre ni se rendre complices d’actes délictueux. Ce délit est une arme puissante pour lutter contre les bandes criminelles lorsque celles-ci ont acquis, par des actions d’éclat, une « notoriété criminelle » sur un territoire donné qui leur confère une telle force d’intimidation qu’elle ne nécessite plus la répétition ultérieure d’épisodes de violence[2].
Qui peut sérieusement contester que certaines des bandes criminelles qui sévissent en Corse détiennent une telle force d’intimidation, exercent leur emprise silencieuse sur des pans entiers de notre île et, partant, répondent à la définition de « l’association de type mafieux » au sens du droit italien ?

Quant à la confiscation administrative (aussi dite préventive), elle se déroule effectivement en dehors d’une procédure pénale, mais non sans procès équitable ! Il s’agit d’une procédure de droit civil, mise en œuvre lorsqu’une personne liée au crime organisée ne peut justifier des ressources qui lui ont permis d’entrer en possession d’un bien.
Prenons l’exemple d’une personne déjà condamnée pour délit d’association mafieuse par le passé, qui demeure en relation avec d’autres personnes elles aussi condamnées par le passé, qui n’a d’autre source de revenus déclarée que le RSA, et qui acquiert une villa de luxe. Dans ce cas, la justice italienne demande à la personne de justifier l’origine des ressources qui lui ont permis d’acquérir ce patrimoine. Si le justiciable peut expliquer l’origine de cet argent (disons qu’il a gagné au loto), alors son bien n’est pas confisqué. Si en revanche il ne peut pas expliquer d’où lui vient cette soudaine richesse, une fois les voies de recours épuisées, la confiscation définitive est prononcée.
 

[1] Article 416-bis, alinéa 3 : « L'association est considérée comme de type mafieux quand ceux qui en font partie se prévalent de la force d'intimidation du lien associatif et de la condition d'assujettissement et d'"omertà" (loi du silence) qui en découle, pour commettre des délits, pour acquérir directement ou indirectement la gestion ou en tout cas le contrôle d'activités économiques, de concessions, d'autorisations, des marchés et des services publics, ou pour réaliser des profits ou des avantages injustes pour eux ou pour autrui, ou bien afin d'empêcher ou de faire obstacle au libre exercice du vote ou de se procurer des votes à eux-mêmes ou d'en procurer à autrui à l'occasion des consultations électorales »
 

Du respect de la présomption d’innocence par la procédure de confiscation administrative

Deuxièmement, il n’est pas rare d’entendre qu’une loi de confiscation administrative sur le modèle italien « signifierait la fin de la présomption d’innocence et l’instauration d’une présomption automatique de culpabilité ».
Le souci du respect de la présomption d’innocence est, répétons-le, légitime. Mais sur quoi se fonde un tel pronostic ? Il semble infondé pour trois raisons solides.

D’abord, comme rappelé précédemment, la loi de confiscation administrative en Italie permet un procès équitable, avec trois degrés de juridiction. Une personne condamnée en première instance peut se pourvoir en appel puis en cassation. Les juridictions italiennes ne sont ni arbitraires ni exceptionnelles : l’instruction doit établir clairement, selon les critères fixés par la loi, le lien avec la mafia ainsi que l’écart injustifié entre revenus déclarés et patrimoine. La procédure est contradictoire et respecte pleinement les droits de la défense qui peut à tout moment apporter la preuve de son absence de connexion avec la mafia et expliquer comment le patrimoine a été acquis.

Ensuite, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a confirmé à de nombreuses reprises que cette loi respecte la Convention européenne des droits de l’homme, notamment avec les cas Bocellari et Rizza (13 novembre 2007), le cas Pierre (8 juillet 2008), ou encore le cas Bongiorno (5 janvier 2010). Voici quelques extraits de l’argumentaire fourni par la CEDH dans ce dernier cas :
« 42. La Cour […] note que, même si la mesure en question a entraîné une privation de propriété, celle-ci relève d'une réglementation de l'usage des biens au sens du second alinéa de l'article 1 du Protocole no 1, qui laisse aux Etats le droit d'adopter « les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ».
44. La Cour constate que la confiscation litigieuse tend à empêcher un usage illicite et dangereux pour la société de biens dont la provenance légitime n'a pas été démontrée. Elle considère donc que l'ingérence qui en résulte vise un but qui correspond à l'intérêt général.
[…] 49. La Cour constate que la procédure pour l'application des mesures de prévention s'est déroulée de manière contradictoire devant trois juridictions successives : tribunal, cour d'appel et Cour de cassation. En particulier, les requérants ont eu la possibilité, par l'intermédiaire de l'avocat de leur choix, de soulever les exceptions et de présenter les moyens de preuve qu'ils ont estimé nécessaires pour sauvegarder leurs intérêts, ce qui démontre que les droits de la défense ont été respectés. La Cour observe en outre que les juridictions italiennes ne pouvaient pas se fonder sur de simples soupçons. Elles ont établi et évalué objectivement les faits exposés par les parties et rien dans le dossier ne permet de croire qu'elles aient apprécié de façon arbitraire les éléments qui leur ont été soumis. »
Et de conclure que « l'ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens n'est pas disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi ».

Enfin, il convient de distinguer renversement de la charge de la preuve et fin de la présomption d’innocence. En France, le renversement de la charge de la preuve a déjà cours pour certaines infractions. Par exemple, l’article 321-6 du Code pénal réprime le délit de non-justification des ressources, même si l’origine réelle des ressources litigieuses n’a pas été établie, dès lors que ne peut être justifiée l’origine d’un bien et que la personne est en relation habituelle avec « au moins une personne se livrant à la commission de crimes ou délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement ». Ce délit, qui ne suscite pas de réserves particulières et dont personne ne prétend qu’il consacrerait la fin de la présomption d’innocence, peut, lui aussi, fonder la confiscation des biens litigieux.

Autre exemple : en matière d’égalité professionnelle, depuis les années 1990, c’est à l’employeur de fournir la preuve de l’absence de discrimination lorsqu’un employé apporte de simples éléments factuels au soutien de sa demande. Ces nombreuses dérogations déjà existantes n’entament nullement le principe de présomption d’innocence, mais permettent de rétablir un équilibre entre défense et accusation, dans le cas de rapports de force en défaveur de la partie civile (employeur/employé, mafia/victime).
 
 

De l’emploi injustifié du syntagme « justice d’exception »

Troisièmement, ces différents dispositifs sont fréquemment accusés de tendre vers une justice d’exception.
Comme démontré précédemment, ni la confiscation préventive, ni le délit d’association mafieuse n’ont produit une telle dérive en Italie, et rien n’indique que cela serait le cas en France. Mais insistons sur un autre aspect qui invalide cette assertion : l’utilisation injustifiée du syntagme « justice d’exception ».
Il est vrai que la France a une longue tradition de justice d’exception, de l’Ancien Régime à l’état d’urgence sécuritaire de 2015 en passant par les lois scélérates de la fin du XIXe siècle et la Cour de sûreté de l’Etat. La justice d’exception peut se définir comme un « régime répressif d’exception qui touche des ennemis désignés », en soumettant la « population ciblée » par l’Etat à une pénalisation dérogatoire au droit commun (voir à ce sujet la passionnante étude de Vanessa Codaccioni, La justice d’exception, éditions du CNRS, 2015.

Or, la demande d’adaptations de l’arsenal judiciaire contre la mafia n’implique pas de déroger au droit commun mais de modifier la loi pour que les phénomènes mafieux soient reconnus et punis en tant que tels, et pour que cette loi s’applique universellement et uniformément à l’ensemble du territoire. Ces modifications législatives anti-mafia ne viseraient pas une population ciblée mais des délits et des crimes objectivement définis. Il ne s’agit pas de réprimer en dehors du droit, comme cela est le cas pour les justices d’exception, mais dans le droit.
Rajoutons que la justice d’exception a toujours revêtu une dimension politique, que cela soit pendant la Terreur, contre les anarchistes au début de la IIIe République, sous le régime de Vichy, pendant la guerre d’Algérie ou contre les militants nationalistes en Corse : la justice d’exception s’attaque aux ennemis politiques de l’Etat, là où la législation anti-mafia, elle, s’attaquerait au crime organisé. Aucun militant politique ne saurait être assimilé au délit d’association mafieuse, à moins de correspondre aux critères énumérés plus haut, auquel cas il ne serait plus un militant politique mais un mafieux.

Rappelons également que le délit d’association de type mafieux est un délit de droit commun en Italie, qui obéit à une définition objective, enrichie par une abondante jurisprudence, et qui est poursuivi dans le cadre d’une procédure garantissant le respect des droits de la défense, sous le contrôle sourcilleux de la Cour de cassation italienne. Dès lors, les réserves exprimées par ceux qui agitent le spectre d’une « justice d’exception » semblent assez largement factices.
Rajoutons pour finir que les collectifs anti-mafia n’ont jamais, à notre connaissance du moins, demandé un durcissement des peines de prison à l’encontre des criminels. Nous ne les croyons pas motivés par le souci de réprimer ou de venger, mais bien au contraire par l’aspiration à la justice et au règne effectif de l’Etat de droit.

 
Dimanche 29 Janvier 2023
Lisandru Laban-Giuliani


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