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Développement ? Un entretien avec François de Casabianca



François de Casabianca fait partie de ceux qui ont embrassé la cause du développement de la Corse avec ferveur, en mobilisant tous les outils qu’il avait à sa disposition. Tour à tour militant, agronome ou délégué régional à la recherche, il n’a eu de cesse de lutter contre les injustices, inerties ou dysfonctionnements qui entravaient le bon développement de l’île. Dans un ouvrage paru dans l’été, Corsica Mia, il retrace ses combats contre les plans de mal-développement de l’île. L’équipe de Robba vous propose de découvrir une personnalité et une pensée précieuses pour la Corse.



Tonì Casalonga, Paese, 2013
Tonì Casalonga, Paese, 2013
La question du « développement » de la Corse est un enjeu majeur. Le concept, systématiquement invoqué, est finalement rarement interrogé, et pourtant...  Quel contenu mettez-vous derrière ce terme ? 

J’ai constaté que le plus souvent on apprécie le développement d’une région à la qualité de ses infrastructures (routières entre autres) ou encore à un simple indicateur économique comme le PIB régional.
Cela est pour moi une erreur profonde.
Le développement ne peut se réduire en aucune façon à des critères techniques ou économiques, même si ces éléments doivent être pris en compte : on peut trouver bien des régions où ils sont remarquables mais où la situation générale est un désastre sur d’autres plans – ou se prépare à l’être – quand on observe la détérioration de l’environnement ou la misère de pans entiers de la société.
Pour moi le développement doit être « global », c'est-à-dire qu'il doit intégrer aussi profondément le social, l’équilibre du milieu naturel et la culture, ou alors ce n’est qu’un leurre ; j’essaie de l’expliquer dans Corsica mia et l’exemple malgache le démontre assez bien me semble-t-il.
Mais il ne s’agit pas seulement d’une considération intellectuelle et on ne peut le réduire à quelques indicateurs quels qu’ils soient. Pour qu’un développement se réalise, il faut que les divers acteurs sociaux de base aient cette conscience et soient mobilisés pour y participer, pour l’orienter et le gérer, avec des méthodes et à travers des structures appropriées.
 

En quoi les différents plans de développement de la Corse que vous avez connus vous semblaient-ils incapables de rectifier la trajectoire de notre île ?

Depuis la décentralisation de 1981-1982, où les régions ont le pouvoir d’élaborer ces plans et les mettre en œuvre, on a pu observer en Corse que l’essentiel des investissements étaient orientés vers les infrastructures routières – déléguées normalement aux départements, dont on a pu voir la gestion électoraliste. Jusqu’à présent, on peut dire que la Collectivité territoriale de Corse puis la Collectivité de Corse ne s’est pas saisie du pouvoir qui lui était délégué ou n’a pas su le gérer.
De fait, à part quelques opérations limitées, on n’a pas vu émerger une vision d’aménagement ni de développement (le foncier en est une illustration). Au-delà de quelques déclarations de principe, nulle décision concrétisant une volonté de développement.
Les Offices, créés pour mettre en œuvre de telles volontés se sont contentés de capter et distribuer des financements nationaux, et l’électoralisme a été le critère déterminant, partagé avec les structures professionnelles. Cela a été particulièrement criant dans le domaine agricole. Excepté quelques actions imposées de l’extérieur, tout a été orienté vers une politique d’assistance, ce qui est un véritable cancer pour le développement.
 

Vous avez été l’élève de René Dumont et vous vous êtes battu contre les essais nucléaires à l’Argentella. Y avait-il une dimension écologiste dans votre engagement ?  Plus largement, cette dimension vous semblait-elle présente dans les mobilisations qui touchaient la Corse ?

Effectivement, tant René Dumont que Louis-Joseph Lebret m’avaient communiqué ce souci viral de la « gestion du milieu » que l’on n’appelait pas encore environnement, et au cours des huit années passées à Madagascar j’ai pu prendre la mesure des désastres causés par le mépris de ce principe essentiel. J’ai vu comment la seule préoccupation de rentabilité économique immédiate a abouti à la stérilisation de dizaines de milliers d’hectares et à la déstructuration de la société locale. 
En Corse, l’abandon massif de l’agriculture dans les zones de montagne a des conséquences très graves, car le maquis a pris possession de ces espaces. Au-delà du danger des incendies – qui sont appelés dans le futur à prendre des dimensions spectaculaires, comme on le voit ailleurs – c’est tout un patrimoine naturel (la châtaigneraie) et l’essentiel de notre patrimoine gastronomique qui seront perdus si on ne prend pas les mesures permettant de préserver un minimum de ces espaces agricoles et assurer les conditions d’une vie sociale en montagne pour de jeunes agriculteurs. En Castagniccia, avec A Rustaghja, on a vu comment des milliers de militants avaient pu se mobiliser avec enthousiasme dans cet esprit quand se sont présentées les conditions d’une prise de conscience locale aidée par la Recherche…
 

En tant que militant d’A Rustaghja, mais aussi en tant qu’agronome et chercheur, vous vous êtes particulièrement engagé en faveur du rural. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette question et ses évolutions sur l’île ?
La question de la production vous paraît-elle occuper une place suffisante dans les politiques publiques et plus largement dans le débat public ?

Dans les études comparatives que j’ai menées, en particulier en Italie et en Espagne, il ressortait clairement que de tels dynamismes locaux s’appuyant sur des structures appropriées et une politique volontariste permettaient de retrouver une vie rurale productive, gestionnaire du milieu et épanouissante.
Bien sûr il ne s’agissait pas de vouloir revivre les conditions d’un passé idéalisé, mais une société certes moins dense, s’appuyant sur des activités traditionnelles mais avec des techniques et moyens modernisés, sur des bases foncières réaménagées, tout en restant fidèles à ses valeurs et sa culture.
Cela reste possible en saisissant le problème dans sa globalité, mais en n’attendant pas que la détérioration du milieu ne rende trop difficile ou trop chère la récupération des espaces agricoles encore sauvables, en intervenant quand il y a encore un minimum de personnes actives, en les appuyant par la Recherche, et en les associant largement à la gestion de leur territoire.
C’est ce qui s’est pratiqué pendant les décennies d’après-guerre en Italie où ont été créées des « Comunità Montane  » : vallées ou « pieve » ayant une personnalité juridique permettant l’autogestion de ces territoires (avec une large représentation des acteurs locaux dans les Conseils), sur la base de programmes quadriennaux dont la conception s’appuyait sur des enquêtes et études d’universitaires. Ces mêmes principes ont été repris par l’Europe dans les années 1980 avec la création des « Programmes Leader  » qui ont eu un succès et une efficacité remarquable. Pourquoi ne les a-t-on alors pas connus en Corse ? (ni dans les régions italiennes au sud de Naples) – parce que ces structures exigeaient que les élus locaux se mettent en retrait (sans les exclure) pour la conception et la gestion des plans de développement locaux. Cette disposition les privant de la distribution d’aides nationales ou européennes était inadmissible pour eux ! Une autre approche serait-elle possible aujourd’hui en Corse ? De cela et de la volonté régionale dépendra un développement en milieu rural « difficile » encore possible… Mais il faudra sortir des mécanismes d’assistance aveugles qui de fait supposent qu’il n’y a rien à faire sinon aider à survivre les derniers Mohicans montagnards sans attendre d’eux une véritable action de gestion du milieu ni de production de qualité.
En ce qui concerne les zones dites « de plaine », où des productions massives sont possibles, deux questions principales se posent :
  • D’une part va-t-on laisser se développer une dérive immobilière qui conduit à un « mitage » de type Côte d’Azur ?
  • D’autre part va-t-on continuer à ignorer que 95% des besoins alimentaires sont assurés par des importations, sans se demander pourquoi il en est ainsi ? N’y aurait-il pas une défaillance de la politique des aides qui dissuaderait les producteurs d’aller au-delà de leur production actuelle ?... Pourquoi par exemple les Baléares - dont on ne connaît que les erreurs en matière de tourisme - produisent dix fois plus de pommes de terre que la Corse et même en exportent ? Ne voit-on aussi que les navires repartant de Corse vides, cela impacte fortement le prix des marchandises, que la « continuité territoriale » (autre forme d’assistance) ne peut compenser ? 
 

Votre livre retrace des luttes, des désillusions et des espoirs.  Au cours de toutes ces années d’engagement, quelle a été votre plus grande déception pour la Corse ? Et inversement quelle a été votre plus grande satisfaction ?

En matière de déceptions, je ne saurais choisir entre deux d’entre elles : 
  • L’écrasement violent par les élus et un préfet corse de la dynamique de développement créée en Castagniccia avec A Rustaghja,
  • Le rejet par l’Université de Corse de la création de deux pôles de Recherche au service du Développement de la Corse, qui aurait été accompagnée dans un premier temps de la création de 17 postes de haut niveau, parce que cela contrariait des stratégies électoralistes internes et celles d’un politique extérieur « non-traditionnel » à l’influence déterminante. Je précise que ce projet de création était issu de plusieurs mois de travaux en ateliers que j’avais coordonnés en tant que Délégué régional à la Recherche, sous le contrôle et avec l’approbation du Conseil scientifique de l’Université, et dont j’avais obtenu l’approbation au Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.  
En ce qui concerne la satisfaction principale, elle vient de la reconversion du vignoble Corse vers les productions typiques de qualité, impliquant le sauvetage et la mise en valeur de variétés traditionnelles corses. Sans avoir au départ de compétences particulières en la matière, j’ai pu – avec l’appui éclairé de la Ministre de l’Agriculture de l’époque – aider une poignée de viticulteurs de Patrimoniu à engager ce pari contre la majorité des autres professionnels du secteur : on a pu créer un Centre de Recherche performant (le CIVAM Viticole, devenu aujourd’hui le CRVI) qui les a aidés dans ce sens, qui est arrivé peu à peu à convaincre les autres viticulteurs et qui a mis au point les perfectionnements techniques indispensables (cela continue).
 

Vers la fin de votre livre, vous déclarez « En laissant agoniser la société rurale montagnarde, en ne prenant pas en main les problèmes qui permettraient de reconstruire une activité de production agricole et pastorale avec des outils et des dispositifs modernisés, on condamne à court terme notre matrice culturelle. » Vous vous interdisez de développer trop avant ce thème « sous peine de schématisations abusives », mais pourriez-vous néanmoins préciser un peu les termes de la menace ou du salut que vous profilez ?

Je ne sais si les réalités qui fondent mes convictions peuvent être admises par le lecteur sans que j’aie pu les étayer… Je ne puis donc ici que les proposer :     
Pour moi, la culture traditionnelle corse tient ses racines dans une vie rurale marquée par une osmose de l’homme avec son milieu naturel, en ayant une attention permanente à la vie qui habite les végétaux, les animaux, à la pression des saisons, avec le souci d’ajuster son action à tous ces éléments pour espérer être récompensé par les fruits de son travail.
Cet ajustement « écologique » au milieu naturel pour bien le gérer nécessite aussi en certaines occasions l’organisation d’actions en communauté (comme les operate) qui ont marqué ce milieu et notre culture.
Dans cette vie rurale – encore bien vivante dans les premières années de l’après-guerre – la langue elle-même était imprégnée de cette relation à la nature, et la description de réalités les plus compliquées se faisait par la mobilisation d’images prises dans cette vie naturelle et rurale, très souvent avec une grande habileté et même poésie.
La perte de cette relation à la nature nous entraîne aujourd’hui à la création de nouveaux mots-concepts repris directement d’autres langues. Acceptons ce fait. Mais si aujourd’hui et demain on ne sait retrouver – ne fût-ce qu’en des périodes courtes et assez fréquentes – cette relation à la nature pour la sentir et la gérer, la base de notre culture, son imprégnation écologique sera effacée. Faudrait-il que l’on perde le langage imagé et poétique de nos grands-pères, leurs tournures de phrase ? Cela est sans doute inévitable. Mais si on perd le lien avec la vie rurale, peut-on croire que le regard sur les choses de la vie ne serait pas profondément altéré ? Ou alors qu’appelle-t-on culture ?...
Par ailleurs, que serait cette culture en soi, si on perd tous les espaces gérés par l’agriculture de montagne et toutes les productions traditionnelles qui en dépendent ? A chacun de voir…   
 
Lundi 30 Août 2021
François de Casabianca


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