Robba
 



De la Mafia à la Sociologie

Le manifeste pour une sociologie corse entonné par Laurent Mucchielli lors de la précédente livraison de Robba a suscité de nombreuses réactions et des envies de poursuivre la réflexion. Jean-Louis Cardi, sociologue lui aussi, partage ses analyses et questionnements autour de la relation entre mafia, société... et sociologie !



Piero Fornasetti
Piero Fornasetti
Les témoignages recueillis par le collectif A Maffià No A Vita Iè ainsi que ceux figurant dans l’ouvrage de Jean-Michel Verne Résister en Corse portent, au-delà de leur objet commun, une même question : quels rapports existe-t-il entre la Mafia et la société corse ? A priori la réponse paraît claire, la Mafia ferait partie de la société. Mais encore ? Peut-on se satisfaire de ce constat ? Les divergences de qualification comme "processus mafieux", comme "forme particulière de grand banditisme" ou comme "structure mafieuse spécifique" ne sont pas que des différences de vocabulaire. Elles traduisent peut-être aussi une certaine difficulté à caractériser ce dont il s’agit.

Quatre traits semblent mettre tout le monde d’accord : 1/le caractère multiforme des violences commises dans l’ensemble de la société qui vont de s’autoriser à faire des trous dans le domicile de sa voisine pour faciliter un marquage territorial jusqu’à toutes les formes de pressions pouvant aller jusqu’à l’élimination physique; 2/une impuissance régalienne comme réponse à ces faits ; 3/une porosité entre le « milieu » concerné et le monde politique ; 4/le développement d’une « hybris » sans vergogne en matière d’accaparement des biens d’autrui.

Mais comment tout cela s’organise-t-il, que signifie cette extension diversifiée des pratiques de grande délinquance ? N’y-a-t-il pas nécessité de poser un cadre, une problématique plus générale? Et si tout cela renvoyait à la crise de la société corse –crise parmi les crises de nos sociétés contemporaines – et dont l’évolution du grand banditisme vers des formes mafieuses serait un signe parmi d’autres ? Ce qui induirait à penser ce dernier comme problème de société et non pas comme un simple avatar marginal de cette société. Aborder les choses ainsi impliquerait par ailleurs d’accepter le postulat de la nature profondément politique de la société corse.

La politique ou le politique ?

Pour éviter quelques confusions, précisons deux termes : société et, politique.

A la lumière des travaux sociologiques d’Alain Caillé, posons tout d’abord que le social est un ensemble de relations entre les individus et entre les individus et l’ensemble des grandes institutions qui structurent toute société. Ce social est de deux ordres : celui de la socialité primaire renvoie aux relations entre les personnes telles qu’elles se développent dans l’appartenance familiale, l’amitié ou le voisinage, et que l’on peut aussi appeler sociabilité.  Celui de la socialité secondaire renvoie aux relations qu’ont ces mêmes personnes et qui sont commandées par une exigence d’impersonnalité telles qu’elles existent dans les rapports à l’Etat et au Marché. Il est celui de ce qu’on peut qualifier de sociétalité. Et entre les deux, une zone de porosité et d’enchâssements réciproques existe qui est celle d’aller-retour permanents entre les deux pour tout citoyen. On ne peut être pleinement citoyen si on se confine dans la socialité primaire (on serait du côté de l’exclusion), ou à l’autre pôle dans la socialité secondaire (on serait du côté du totalitarisme). C’est cet ensemble de rapports possibles et nécessaires qui donne son caractère social à la société.

Pour ce qui est du terme politique, Alain Caillé précise qu’on confond en fait deux acceptions possibles relevant, l’une de la politique et l’autre du politique en réduisant souvent la seconde à la première. Relève de la politique tout ce qui concerne la conquête et l’exercice du pouvoir et son fameux « monopole de la violence légitime  » pour ce qui concerne l’Etat. Le politique est, lui, constitué de l’interdépendance des quatre ordres que sont l’économique, le social, le culturel, et la  politique. Et c’est cet ordonnancement qui permet à la fois de comprendre le fonctionnement de la société et sa nature politique, sachant que selon les faits sociaux examinés, et du fait d’une certaine indétermination généralisée, il peut y avoir prédominance de l’un des ordres sur les autres et ce, dans des configurations multiples. Et c’est sans doute là que se nichent les espaces de liberté des citoyens.

Et en Corse ?

Revenons-en à la société corse. A vrai dire, il semble bien que dans l’ordre du politique, la  politique est en position dominante le plus souvent dans l’expression publique et ses traductions, observables aussi bien dans le clanisme que dans les périodes électorales. Dans l’ordre du social, même affaiblie, la socialité primaire reste un des ciments de la société corse. La socialité secondaire et son primat de l’économique néo-libéral fait sentir de plus en plus son poids sous des formes accélérées, qui affecte en profondeur cette société. Et pour en revenir au développement du grand banditisme mafieux comme processus politique, ne traduit-t-il pas une interaction systémique entre les deux formes de socialité ? Et ce serait un bel enjeu de connaissance que de comprendre comment tout ce social s’organise concrètement avec les trois autres ordres du politique, le culturel, l’économique et la politique de façon manifeste, mais aussi le plus souvent latente. Et quelle autre discipline que la sociologie, celle-là même dont l’objet central est la société et les faits sociaux, peut-on mobiliser prioritairement pour comprendre cette complexité ?

Ce que pourrait la sociologie en Corse

Se pose alors une autre question : quels effets auraient de tels travaux sur les rapports entre grand banditisme mafieux et société ? L’infiltration du monde politique par des pratiques mafieuses ne risque-t-elle pas de limiter fortement les résultats d’une recherche qui serait commanditée par le monde politique ? Une série d’obstacles se dressent, que l’on connaît ailleurs. Ils vont d’une commande initiale dont les résultats attendus seraient présents dans la formulation même de la commande, façon d’éviter des conclusions gênantes, à ceux liés au fait que les « hommes politiques » tiennent rarement compte des produits de recherche, et qu’ils leur préfèrent des logiques électoralistes.

Combien serait utile la prise en compte et les traductions concrètes de toute cette « littérature grise » qui dort dans tant de placards ! Ce constat navrant nous rappelle que pour s’imposer comme discipline, la sociologie a dû mener une véritable bataille au sein de l’Université comme si, même une partie de la « communauté scientifique » relayant des sphères du pouvoir craignait que l’éclairage « politique » dont est porteuse la sociologie (parce qu’elle investigue à la fois la polis  - la cité-, le politis - le citoyen- et la politeia - ce qui est bon, juste et adéquat à la vie en société), ne représentât un danger de dévoilement pour les explications jusqu’alors dominantes ! Comme si elle se heurtait à ce que Louis Althusser appelait un « Appareil Idéologique d’Etat ». En instituant comme principe de la sociologie la nécessité de « rendre compte des faits et de leur rendre des comptes » de façon rigoureuse propre à toute discipline cognitive, Emile Durkheim, bousculait des académismes idéologico-politiques dominants. Sa qualification de « sport de combat » par Pierre Bourdieu plusieurs décennies plus tard montrait de façon ironique que le combat était toujours d’actualité. La sociologie ajoute alors à ses vertus de discipline cognitive, celui d’outil de transformations sociétales.

Alors, combat pour quoi, pour qui, contre qui, avec qui ? Une connaissance plus fine et donc une caractérisation plus juste des pratiques mafieuses en Corse permettrait une meilleure approche plus efficace des solutions politiques et des pratiques de résistance.

Et bien d’autres usages peuvent être faits de la sociologie. Si les « politiques » restent sourds à ses apports, d’autres peuvent y trouver un vrai soutien à leur engagement. Cette appétence déjà présente dans le monde associatif, cette société civique intermédiaire entre la société de la  politique et la société civile  peut s’y développer. Les associations peuvent être demandeuses de connaissances relatives au champ du militantisme de leurs adhérents, demande qui peut être source aussi d’intérêt pour les chercheurs qui s’y engageraient, selon des modalités originales à construire et laissant une large place à la praxéologie. Car ce monde associatif dont l’utilité pallie souvent aux déficits du monde de la politique, en général a le droit de connaître ce que sont la complexité de la société et ses grands mécanismes souterrains pour être plus pertinent et efficace dans son travail militant.

Et que chercherait comme forme de reconnaissance une telle pratique sociologique en Corse ? Reproduire des structures universitaires instituées pour tenter prioritairement de prendre place dans le panorama académique de l’enseignement sociologique ? Penser des modules de formation sociologique ayant leur autonomie disciplinaire et épistémologique propre, au lieu d’être absorbés dans différentes formations d’autres disciplines au nom d’une interdisciplinarité discutable ? Et s’il s’agissait finalement de développer un « esprit sociologique » dont l’essentiel serait la capacité à analyser de façon critique, c’est à dire par un double mouvement de déconstruction /reconstruction, les faits sociaux en Corse ? Et du coup apparaître comme constitutif du politique au titre de l’ordre culturel, sans entrer dans celui de la politique et de ses limites ?

De multiples obstacles se présenteront à nouveau. Celui des positions académiques comme quoi au nom de la nécessaire séparation entre « le savant et le politique », on ne peut corréler les deux termes, celui de l’acceptation par le monde politique de financer des recherches dont les résultats ne lui seraient pas favorables, celui plus général de trouver des financements, celui d’un manque de chercheurs en sociologie en Corse.

A moins que quelques travaux sociologiques spécifiquement ciblés, disciplinairement problématisés, méthodologiquement architecturés, ne fassent émerger une façon de développer la sociologie en Corse qui susciterait un désir de sociologie et dont l’originalité serait de dévoiler ce qui est de l’ordre du politique en Corse. Une façon de mettre la société corse au centre du débat et de l’action politique, aux fins de mieux la connaître. Et puisque la connaissance est source indispensable de progrès et souvent condition du bonheur…
 
Dimanche 27 Juin 2021
Jean-Louis Cardi


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