Relativiser l’importance de la question institutionnelle est un exercice banal en Corse. Chacun reconnaît que le processus de différenciation initié par le statut particulier de 1982, continué par les réformes de 1991, 2002 et 2017, n’a pas permis la définition et la mise en œuvre d’un modèle de développement satisfaisant pour l’île. Et chacun – y compris le président Simeoni – considère que le fonctionnement actuel de l’actuelle collectivité de Corse, dernier fruit de ce processus, doit être amélioré à l’échelle interne comme à celle de l’exercice des compétences.
Au demeurant, il convient de rappeler une évidence : il n’est de société prospère et heureuse sur le long terme sans des institutions qui fonctionnent bien. Parmi les contributions récentes sur le sujet, celle d’Acemoğlu et de Robinson est probablement la plus significative (Why Nations Fail: The Origins of Power, Prosperity, and Poverty, Crown Publishing Group, 2012).
Les institutions sont, par essence, un appareil de contrôle et de domination ; elles sont aussi des outils d’intégration sociale et politique, des dispensateurs de ressources indispensables à la population et des remparts contre l’arbitraire. La société américaine est aujourd’hui très divisée, marquée par la suspicion et la rancœur de dizaines de millions d’Américains, mais dans quelle situation serait-elle si l’institution judiciaire avait accueilli favorablement les requêtes en annulation de l’élection présidentielle formulées par Donald Trump et ses partisans ?
Depuis la démocratie athénienne et la république romaine, les régimes politiques les plus durables et admirés de l’Histoire ont affronté des crises institutionnelles. Certaines ont pu être résolues, d’autres ont entraîné la chute du régime, mais toutes rappellent que les institutions sont par nature évolutives, parce qu’elles doivent fondamentalement apporter des réponses aux problèmes et aux ambitions des hommes. Comme nous l’enseignait déjà Aristote, les institutions efficaces ne sont ni intangibles ni identiques dans tous les pays et territoires, mais cette quête d’efficacité ne saurait être abandonnée, et il ne s’agit pas d’établir un choix entre la stabilité et le mouvement mais un complexe équilibre des deux.
Parmi les questions institutionnelles posées en Corse depuis un demi-siècle, la focalisation sur l’étendue des pouvoirs territoriaux est patente alors que bien d’autres sujets mériteraient un intérêt accru. Certains sont largement ignorés au niveau de l’île, comme celui des mécanismes de démocratie participative. D’autres font l’objet d’une attention certainement incomplète. C’est notamment le cas des fusions institutionnelles, et c’est d’autant plus étonnant et dommageable que la Corse a connu en deux ans des réformes considérables aux échelles territoriale et intercommunale, tout en restant insensible au mouvement de fusion de communes relancé en France depuis 2015.
Je voudrais donc, à travers une courte série de contributions, essayer de situer un peu plus précisément les enjeux de cette complexe question, qui est en fait celle de l’optimisation des territoires de l’action publique. Si la proximité et la réactivité sont des vertus, il est bien trop facile de considérer que la meilleure administration est celle qui se situe au plus proche du citoyen. C’est faire fi d’autres dimensions tout aussi essentielles : particulièrement celle des ressources dont dispose l’acteur public et celle de la cohérence de l’action publique. À quoi sert d’être au plus proche du citoyen lorsqu’on n’a pas les moyens de satisfaire ses demandes ? Et jusqu’où peut-on envisager la mise en œuvre de politiques diamétralement opposées dans des territoires contigus ?
Dans cette première contribution relative aux fusions, je vais revenir de façon générale sur les intérêts qui leur sont prêtés et sur leurs effets observés, en partant des justifications apportées par le gouvernement de Manuel Valls au sujet des fusions de régions continentales, décidées en 2015. Selon l’étude d’impact, il s’agissait de « doter les régions françaises d’une taille critique qui leur permette d’exercer à la bonne échelle les compétences stratégiques qui leur sont attribuées, de rivaliser avec les collectivités comparables en Europe et de réaliser des gains d’efficience », de réaliser « des économies d’échelle importantes pour une meilleure administration des territoires ».
D’une part, il n’aura échappé à personne que les régions françaises sont restées des nains budgétaires par rapport à leurs homologues européennes. En 2019, le budget de la région Île-de-France était inférieur à 4,5 milliards d’euros, quand celui de la Lombardie – moins peuplée – dépassait les 24 milliards, et celui de la Catalogne – encore moins peuplée – les 30 milliards. En somme, augmenter la taille critique peut certainement avoir un intérêt, mais cela ne saurait combler un déficit colossal de ressources et de compétences.
Quant aux objectifs de réaliser des économies et des « gains d’efficience », la Cour des comptes a montré qu’ils étaient très loin d’être atteints. Les quelques phrases de synthèse de la Cour sont même assez impitoyables :
« Les gains d’efficience visés par ces réformes restent aujourd’hui limités en raison de la reconduction, dans la majorité des cas, des modes de gestion préexistants. En matière de développement économique, la rationalisation des dispositifs d’intervention est inaboutie. Dans le domaine des transports, la continuité du service public a incité les régions à en maintenir les modalités antérieures et à différer les évolutions structurelles. De manière générale, la transition vers le plein exercice de leurs compétences dans le nouveau périmètre régional n’est pas achevée. À l’inverse, la fusion des régions a occasionné dans un premier temps des surcoûts importants, notamment en matière de rémunération des personnels et d’indemnités des élus. Les dispositifs d’intervention ont été souvent harmonisés au plus haut niveau et la réorganisation des systèmes d’information tarde à être réellement mise en œuvre. »
Quoiqu’il s’agisse de conclusions précoces, qui pourront – espérons-le – être infirmées dans les prochaines années, elles corroborent celles d’une assez abondante littérature scientifique. Rien d’étonnant à ce que de nombreux économistes, politistes et autres sociologues se soient intéressés à cette question des fusions. Depuis les années 1950, de nombreuses démocraties – Suède, Allemagne, Grèce, Norvège, Danemark, Japon, etc. – ont mené de façon autoritaire des processus de fusion de communes qui ont souvent révolutionné les systèmes locaux. Rappelons que la Suède comptait plus de 2200 communes au début des années 1950 mais n’en compte plus que 290 aujourd’hui, pour plus de dix millions d’habitants. Les fusions entre deux niveaux de collectivités sont bien plus rares, mais ont été souvent utilisées en Allemagne, où l’on trouve désormais plus de cent communes qui sont aussi des arrondissements (kreise) ; ces Kreisfreie Städte (ou Stadtkreise) sont donc à rapprocher donc du modèle parisien.
Cependant, ce sont bien les enseignements de cette littérature qui nous occupent principalement ici. Il suffit de se référer à la synthèse d' António F. Tavares pour comprendre que ceux-ci sont fort nuancés et que les fusions de collectivités ne sont aucunement des panacées. Les objectifs de ces réformes ont parfois été globalement atteints, parfois atteints en partie, parfois non atteints.
Du point de vue financier, les économies d’échelle sont loin d’être toujours au rendez-vous. Il n’est pas rare que les dépenses municipales restent égales, voire supérieures à ce qu’elles étaient précédemment. Plus précisément, l’évolution dépend souvent des domaines concernés. En somme, on dépense moins sur certains postes mais plus sur d’autres. Lorsque la taille du territoire est trop importante, on assiste souvent à une augmentation des coûts des services apportés (ou à des déséconomies d’échelle), ce qui peut avoir des répercussions négatives au niveau de la fiscalité.
Du point de vue de la qualité des services publics, les recherches produites vont généralement dans le sens d’un effet nul ou insensible de la fusion. D’un point de vue théorique, la mutualisation de ressources doit normalement permettre un accroissement de la spécialisation et de la qualité des services. Toutefois, cela n’est guère possible que dans le cas des fusions qui comprennent au moins une commune aux ressources importantes, et à la condition d’un niveau satisfaisant de coordination entre services. En sens inverse, lorsque la nouvelle collectivité est très vaste et hétérogène au niveau de sa population, la réactivité de l’administration peut être plus souvent prise en défaut.
Enfin, du point de vue de la qualité démocratique, la majorité des études montre des effets négatifs sensibles, qui sont aisément compréhensibles. D’une part, du fait de l’élargissement du territoire et de la population, les citoyens sont moins proches de leurs élus, ont plus de difficultés à comprendre les enjeux politiques et moins le sentiment de pouvoir être entendus. La première et la plus visible des conséquences est qu’ils votent moins. D’autre part, le pouvoir exécutif et l’administration tendent à être renforcés, alors que l’influence de l’assemblée délibérante, directement issue du vote démocratique, est réduite.
Tous ces résultats incitent donc à la prudence et à la réflexion. Ils n’indiquent pas que les fusions sont intrinsèquement mauvaises mais que leur réussite n’a rien d’automatique, ce qui est le lot de tout changement institutionnel. La vraie question devient donc celle de savoir en minimiser les risques et en maximiser les atouts. Dans une deuxième partie de cette contribution, je m’attacherai au cas de la collectivité de Corse, issue de la fusion de la collectivité territoriale de Corse et des deux conseils départementaux de Haute-Corse et de Corse-du-Sud, qui est probablement celui qui occupe le plus les esprits aujourd’hui dans l’île.
Au demeurant, il convient de rappeler une évidence : il n’est de société prospère et heureuse sur le long terme sans des institutions qui fonctionnent bien. Parmi les contributions récentes sur le sujet, celle d’Acemoğlu et de Robinson est probablement la plus significative (Why Nations Fail: The Origins of Power, Prosperity, and Poverty, Crown Publishing Group, 2012).
Les institutions sont, par essence, un appareil de contrôle et de domination ; elles sont aussi des outils d’intégration sociale et politique, des dispensateurs de ressources indispensables à la population et des remparts contre l’arbitraire. La société américaine est aujourd’hui très divisée, marquée par la suspicion et la rancœur de dizaines de millions d’Américains, mais dans quelle situation serait-elle si l’institution judiciaire avait accueilli favorablement les requêtes en annulation de l’élection présidentielle formulées par Donald Trump et ses partisans ?
Depuis la démocratie athénienne et la république romaine, les régimes politiques les plus durables et admirés de l’Histoire ont affronté des crises institutionnelles. Certaines ont pu être résolues, d’autres ont entraîné la chute du régime, mais toutes rappellent que les institutions sont par nature évolutives, parce qu’elles doivent fondamentalement apporter des réponses aux problèmes et aux ambitions des hommes. Comme nous l’enseignait déjà Aristote, les institutions efficaces ne sont ni intangibles ni identiques dans tous les pays et territoires, mais cette quête d’efficacité ne saurait être abandonnée, et il ne s’agit pas d’établir un choix entre la stabilité et le mouvement mais un complexe équilibre des deux.
Parmi les questions institutionnelles posées en Corse depuis un demi-siècle, la focalisation sur l’étendue des pouvoirs territoriaux est patente alors que bien d’autres sujets mériteraient un intérêt accru. Certains sont largement ignorés au niveau de l’île, comme celui des mécanismes de démocratie participative. D’autres font l’objet d’une attention certainement incomplète. C’est notamment le cas des fusions institutionnelles, et c’est d’autant plus étonnant et dommageable que la Corse a connu en deux ans des réformes considérables aux échelles territoriale et intercommunale, tout en restant insensible au mouvement de fusion de communes relancé en France depuis 2015.
Je voudrais donc, à travers une courte série de contributions, essayer de situer un peu plus précisément les enjeux de cette complexe question, qui est en fait celle de l’optimisation des territoires de l’action publique. Si la proximité et la réactivité sont des vertus, il est bien trop facile de considérer que la meilleure administration est celle qui se situe au plus proche du citoyen. C’est faire fi d’autres dimensions tout aussi essentielles : particulièrement celle des ressources dont dispose l’acteur public et celle de la cohérence de l’action publique. À quoi sert d’être au plus proche du citoyen lorsqu’on n’a pas les moyens de satisfaire ses demandes ? Et jusqu’où peut-on envisager la mise en œuvre de politiques diamétralement opposées dans des territoires contigus ?
Dans cette première contribution relative aux fusions, je vais revenir de façon générale sur les intérêts qui leur sont prêtés et sur leurs effets observés, en partant des justifications apportées par le gouvernement de Manuel Valls au sujet des fusions de régions continentales, décidées en 2015. Selon l’étude d’impact, il s’agissait de « doter les régions françaises d’une taille critique qui leur permette d’exercer à la bonne échelle les compétences stratégiques qui leur sont attribuées, de rivaliser avec les collectivités comparables en Europe et de réaliser des gains d’efficience », de réaliser « des économies d’échelle importantes pour une meilleure administration des territoires ».
D’une part, il n’aura échappé à personne que les régions françaises sont restées des nains budgétaires par rapport à leurs homologues européennes. En 2019, le budget de la région Île-de-France était inférieur à 4,5 milliards d’euros, quand celui de la Lombardie – moins peuplée – dépassait les 24 milliards, et celui de la Catalogne – encore moins peuplée – les 30 milliards. En somme, augmenter la taille critique peut certainement avoir un intérêt, mais cela ne saurait combler un déficit colossal de ressources et de compétences.
Quant aux objectifs de réaliser des économies et des « gains d’efficience », la Cour des comptes a montré qu’ils étaient très loin d’être atteints. Les quelques phrases de synthèse de la Cour sont même assez impitoyables :
« Les gains d’efficience visés par ces réformes restent aujourd’hui limités en raison de la reconduction, dans la majorité des cas, des modes de gestion préexistants. En matière de développement économique, la rationalisation des dispositifs d’intervention est inaboutie. Dans le domaine des transports, la continuité du service public a incité les régions à en maintenir les modalités antérieures et à différer les évolutions structurelles. De manière générale, la transition vers le plein exercice de leurs compétences dans le nouveau périmètre régional n’est pas achevée. À l’inverse, la fusion des régions a occasionné dans un premier temps des surcoûts importants, notamment en matière de rémunération des personnels et d’indemnités des élus. Les dispositifs d’intervention ont été souvent harmonisés au plus haut niveau et la réorganisation des systèmes d’information tarde à être réellement mise en œuvre. »
Quoiqu’il s’agisse de conclusions précoces, qui pourront – espérons-le – être infirmées dans les prochaines années, elles corroborent celles d’une assez abondante littérature scientifique. Rien d’étonnant à ce que de nombreux économistes, politistes et autres sociologues se soient intéressés à cette question des fusions. Depuis les années 1950, de nombreuses démocraties – Suède, Allemagne, Grèce, Norvège, Danemark, Japon, etc. – ont mené de façon autoritaire des processus de fusion de communes qui ont souvent révolutionné les systèmes locaux. Rappelons que la Suède comptait plus de 2200 communes au début des années 1950 mais n’en compte plus que 290 aujourd’hui, pour plus de dix millions d’habitants. Les fusions entre deux niveaux de collectivités sont bien plus rares, mais ont été souvent utilisées en Allemagne, où l’on trouve désormais plus de cent communes qui sont aussi des arrondissements (kreise) ; ces Kreisfreie Städte (ou Stadtkreise) sont donc à rapprocher donc du modèle parisien.
Cependant, ce sont bien les enseignements de cette littérature qui nous occupent principalement ici. Il suffit de se référer à la synthèse d' António F. Tavares pour comprendre que ceux-ci sont fort nuancés et que les fusions de collectivités ne sont aucunement des panacées. Les objectifs de ces réformes ont parfois été globalement atteints, parfois atteints en partie, parfois non atteints.
Du point de vue financier, les économies d’échelle sont loin d’être toujours au rendez-vous. Il n’est pas rare que les dépenses municipales restent égales, voire supérieures à ce qu’elles étaient précédemment. Plus précisément, l’évolution dépend souvent des domaines concernés. En somme, on dépense moins sur certains postes mais plus sur d’autres. Lorsque la taille du territoire est trop importante, on assiste souvent à une augmentation des coûts des services apportés (ou à des déséconomies d’échelle), ce qui peut avoir des répercussions négatives au niveau de la fiscalité.
Du point de vue de la qualité des services publics, les recherches produites vont généralement dans le sens d’un effet nul ou insensible de la fusion. D’un point de vue théorique, la mutualisation de ressources doit normalement permettre un accroissement de la spécialisation et de la qualité des services. Toutefois, cela n’est guère possible que dans le cas des fusions qui comprennent au moins une commune aux ressources importantes, et à la condition d’un niveau satisfaisant de coordination entre services. En sens inverse, lorsque la nouvelle collectivité est très vaste et hétérogène au niveau de sa population, la réactivité de l’administration peut être plus souvent prise en défaut.
Enfin, du point de vue de la qualité démocratique, la majorité des études montre des effets négatifs sensibles, qui sont aisément compréhensibles. D’une part, du fait de l’élargissement du territoire et de la population, les citoyens sont moins proches de leurs élus, ont plus de difficultés à comprendre les enjeux politiques et moins le sentiment de pouvoir être entendus. La première et la plus visible des conséquences est qu’ils votent moins. D’autre part, le pouvoir exécutif et l’administration tendent à être renforcés, alors que l’influence de l’assemblée délibérante, directement issue du vote démocratique, est réduite.
Tous ces résultats incitent donc à la prudence et à la réflexion. Ils n’indiquent pas que les fusions sont intrinsèquement mauvaises mais que leur réussite n’a rien d’automatique, ce qui est le lot de tout changement institutionnel. La vraie question devient donc celle de savoir en minimiser les risques et en maximiser les atouts. Dans une deuxième partie de cette contribution, je m’attacherai au cas de la collectivité de Corse, issue de la fusion de la collectivité territoriale de Corse et des deux conseils départementaux de Haute-Corse et de Corse-du-Sud, qui est probablement celui qui occupe le plus les esprits aujourd’hui dans l’île.