En 1967, Ange Casta adapte pour la télévision le célèbre roman de Prosper Mérimée, paru en 1840. À l’origine, son projet était documentaire ; il souhaitait témoigner de la disparition d’une société.
Un jour de l’été 1966, Ange m’expliqua la nature de son projet : il avait perdu son père en 1960 et il avait pris conscience qu’avec lui et ceux de sa génération disparaissait tout un pan de l’histoire de la Corse, des caractères physiques même qu’on ne reverrait plus jamais. Il avait envie d’en conserver quelque chose. Il voulait au départ écrire une histoire originale mais c’était sans compter avec le directeur de la télévision : « Vous voulez faire un film en Corse, soit… La littérature française possède un chef-d’œuvre, tournez donc Colomba ! ».
La bataille, me raconta-t-il, a duré six mois et s’est soldée par un compromis : il tournera Colomba mais sans comédiens, avec des personnages choisis en Corse pour leur physique et leur caractère, le film parlera corse et sera sous-titré. Il emporta ainsi mon adhésion et me proposa d’être le chef décorateur du film.
C’est donc sous la pression de la production qu’Ange Casta adapte le roman de Mérimée. Du croisement de la volonté et de la contrainte, de la fiction et du documentaire, naît un film-document qui évoque avec subtilité, dans l’intrigue autant que par l’image, la force d’un droit fondé sur la coutume. La fiction de Mérimée devient pour Ange Casta support d’un document ethnographique. Par la fiction, il rendra compte du réel.
Un jour de l’été 1966, Ange m’expliqua la nature de son projet : il avait perdu son père en 1960 et il avait pris conscience qu’avec lui et ceux de sa génération disparaissait tout un pan de l’histoire de la Corse, des caractères physiques même qu’on ne reverrait plus jamais. Il avait envie d’en conserver quelque chose. Il voulait au départ écrire une histoire originale mais c’était sans compter avec le directeur de la télévision : « Vous voulez faire un film en Corse, soit… La littérature française possède un chef-d’œuvre, tournez donc Colomba ! ».
La bataille, me raconta-t-il, a duré six mois et s’est soldée par un compromis : il tournera Colomba mais sans comédiens, avec des personnages choisis en Corse pour leur physique et leur caractère, le film parlera corse et sera sous-titré. Il emporta ainsi mon adhésion et me proposa d’être le chef décorateur du film.
C’est donc sous la pression de la production qu’Ange Casta adapte le roman de Mérimée. Du croisement de la volonté et de la contrainte, de la fiction et du documentaire, naît un film-document qui évoque avec subtilité, dans l’intrigue autant que par l’image, la force d’un droit fondé sur la coutume. La fiction de Mérimée devient pour Ange Casta support d’un document ethnographique. Par la fiction, il rendra compte du réel.
Libérer Colomba
Prosper Mérimée profita de son voyage administratif en Corse pour enlever Colomba. À la manière dont les Anglaises d’alors croquaient sur le coin de leur journal de voyage les ruines de Pompéi, il recueillit un certain nombre d’anecdotes relatives à cette coutume de la Vendetta et, rentré à Paris, il en fit le roman que l’on connaît. Depuis, Colomba est sa propriété. Elle est devenue le mythe de la femme corse, indissociable de celui qui l’a créé. Était-il juste qu’aux yeux du monde ce fut elle qui représenta nos mères, nos épouses ou nos sœurs ? N’était-il pas nécessaire de ramener dans une plus exacte estimation des sentiments, des élans du cœur comme de ceux du devoir, cette figure qui nous avait été ravie et dont nous ne reconnaissions plus les traits ? Cela est fait, Ange Casta l’a délivrée et l’a rendue à sa terre originelle.
L’intrigue de Mérimée évoque le conflit classique entre deux systèmes juridiques, le légal et le coutumier, dont l’un vient progressivement se substituer à l’autre. Le romancier s’empare d’une étape avérée de l’histoire juridique mais en donne sa propre version. Ange Casta change en effet la substance du récit par le traitement cinématographique qu’il en propose. Il n’entend pas produire une énième version de la mythique vendetta corse tant prisée du public. Là où le littérateur se complaisait à décrire le pittoresque de coutumes d’un autre âge, Ange Casta montre que les coutumes n’ont rien d’exotique, qu’elles s’inscrivent dans un système juridique légitime et cohérent, organisé, réglementé, rationnel et efficace et qui, comme tel, a vocation à assurer l’équilibre social. Loin d’appartenir au folklore, la coutume a force de loi dans l’espace où elle naît et dans la communauté qu’elle soude.
Certes Colomba se réfère à une coutume ancienne, qui n’a plus officiellement cours puisque le régime de la loi doit s’imposer; mais faut-il pour autant la caricaturer ? Ange Casta s’inscrit en faux contre ce discours dominant qui travestit en archaïsmes barbares les usages anciens pour mieux justifier le triomphe de la loi. Il ne réclame pas le retour de la coutume abolie, encore moins de la vengeance, mais entend corriger le récit légaliste qui occulte qu’en son temps la coutume était source de droit. Pour cela, il revisite les termes de l’opposition entre la loi et la coutume ; une opposition incarnée à l’écran par le face-à-face Colomba-Ors’Anton.
Pour que l’histoire de Colomba cesse d’appartenir à Mérimée et devienne un récit collectif, il faut, me dit Ange qu’elle soit partagée en toute conscience par l’ensemble de ceux qui y contribueront. Pour cela, il attendait que je constitue une équipe locale plutôt que faire appel à des spécialistes tout-terrain. Je savais pouvoir compter sur les recherches, la compétence et le talent de mes amis les artisans, ces « héros du quotidien », et l’aventure commença.
En replaçant l’histoire individuelle de Colomba dans un récit collectif, le réalisateur montre une société tout entière organisée sur le principe de la nécessité de la règle. C’est par le prisme de la nécessité en effet qu’il restitue à la coutume sa place de source légitime de droit. Car qu’on y adhère, ou a contrario qu’on y déroge, c’est la nécessité qui fait la règle de droit !
L’intrigue de Mérimée évoque le conflit classique entre deux systèmes juridiques, le légal et le coutumier, dont l’un vient progressivement se substituer à l’autre. Le romancier s’empare d’une étape avérée de l’histoire juridique mais en donne sa propre version. Ange Casta change en effet la substance du récit par le traitement cinématographique qu’il en propose. Il n’entend pas produire une énième version de la mythique vendetta corse tant prisée du public. Là où le littérateur se complaisait à décrire le pittoresque de coutumes d’un autre âge, Ange Casta montre que les coutumes n’ont rien d’exotique, qu’elles s’inscrivent dans un système juridique légitime et cohérent, organisé, réglementé, rationnel et efficace et qui, comme tel, a vocation à assurer l’équilibre social. Loin d’appartenir au folklore, la coutume a force de loi dans l’espace où elle naît et dans la communauté qu’elle soude.
Certes Colomba se réfère à une coutume ancienne, qui n’a plus officiellement cours puisque le régime de la loi doit s’imposer; mais faut-il pour autant la caricaturer ? Ange Casta s’inscrit en faux contre ce discours dominant qui travestit en archaïsmes barbares les usages anciens pour mieux justifier le triomphe de la loi. Il ne réclame pas le retour de la coutume abolie, encore moins de la vengeance, mais entend corriger le récit légaliste qui occulte qu’en son temps la coutume était source de droit. Pour cela, il revisite les termes de l’opposition entre la loi et la coutume ; une opposition incarnée à l’écran par le face-à-face Colomba-Ors’Anton.
Pour que l’histoire de Colomba cesse d’appartenir à Mérimée et devienne un récit collectif, il faut, me dit Ange qu’elle soit partagée en toute conscience par l’ensemble de ceux qui y contribueront. Pour cela, il attendait que je constitue une équipe locale plutôt que faire appel à des spécialistes tout-terrain. Je savais pouvoir compter sur les recherches, la compétence et le talent de mes amis les artisans, ces « héros du quotidien », et l’aventure commença.
En replaçant l’histoire individuelle de Colomba dans un récit collectif, le réalisateur montre une société tout entière organisée sur le principe de la nécessité de la règle. C’est par le prisme de la nécessité en effet qu’il restitue à la coutume sa place de source légitime de droit. Car qu’on y adhère, ou a contrario qu’on y déroge, c’est la nécessité qui fait la règle de droit !
L’opinio necessitatis, la nécessité de la règle coutumière
Longtemps la coutume, usage du quotidien, né du pragmatisme et de la répétition immémoriale, n’a pas été pensée. Il faut attendre les juristes médiévaux pour voir naître les prémisses d’une théorisation de cette source de droit. Bien que les définitions tâtonnent et diffèrent suivant les auteurs, se dégage un élément constitutif de la règle coutumière : l’opinio necessitatis qui s’entend de la conviction partagée par la population de la nécessité de la règle et par suite de l’acceptation de son caractère impératif et contraignant. La coutume naît et vit du consensus populaire.
Au fil du temps, dans un combat mené par le pouvoir monarchique et gagné par la Révolution afin de substituer la loi, expression du pouvoir souverain –qu’il soit royal ou national–, aux coutumes, cet élément est progressivement passé sous silence au point de disparaître des consciences. Le récit dominant consiste en effet à opposer la rationalité et la modernité de la loi –démocratique, égalitaire, sûre– à l’archaïsme des coutumes, vestiges de « préjugés barbares». Assurer le triomphe exclusif de la loi suppose de dénaturer la coutume, de la renvoyer dans les limbes d’un passé non seulement révolu mais honni.
C’est ce discours que Mérimée adopte en décrivant à l’échelle locale, sous forme romanesque, la lente et difficile transition entre le droit coutumier et le régime exclusif de la légalité. Discours incarné par le personnage d’Ors’Anton, convaincu que la modernité exige l’adhésion aveugle à la loi, homme dont la sagesse et la tempérance contrastent avec le caractère passionné de sa sœur, et qui illustre ce passage d’un monde à l’autre. Pour Mérimée, le véritable héros du roman c’est Ors’Anton ; Colomba représentant précisément l’attachement instinctif à un passé qui doit disparaître.
Mais Ange Casta n’est pas Ors’Anton. Refusant de céder aux séductions de l’acculturation, il s’empare des stéréotypes de Mérimée pour rétablir une réalité moins romanesque mais étonnamment juridique. Sans nostalgie, avec lucidité, il construit son récit comme un chant choral en faveur de la coutume. Dans le film, la coutume ancestrale s’incarne dans des corps vivants, des gestes et une langue. Chaque séquence montre la force d’une coutume enracinée dans la communauté et par contraste la faiblesse d’une loi encore maintenue en marge de la vie locale. Il illustre la délicate question de la réception d’une loi exogène ; une loi qui se définit comme l’expression de la volonté générale, mais à laquelle l’opinio necessitatis semble faire cruellement défaut.
Le procédé scénique qui conduira le propos du film consiste ainsi à faire coexister à l’écran, dès les premières images, deux mondes qui ne se comprennent pas et qui n’adoptent pas les mêmes règles. À la coutume héritée de la nuit des temps succèderait, dans un processus historique passant pour une véritable loi de développement des peuples, une loi rationnelle, écrite et codifiée, source de sécurité juridique. Sans autres mots que ceux de Mérimée mais par des images rigoureusement construites, Ange Casta interroge les prétendues faiblesses de la coutume. Ainsi, tout en contant l’intrigue, il décline les différents éléments qui constituent une règle en coutume: l’oralité, la territorialité, le temps immémorial et surtout la nécessité.
Au fil du temps, dans un combat mené par le pouvoir monarchique et gagné par la Révolution afin de substituer la loi, expression du pouvoir souverain –qu’il soit royal ou national–, aux coutumes, cet élément est progressivement passé sous silence au point de disparaître des consciences. Le récit dominant consiste en effet à opposer la rationalité et la modernité de la loi –démocratique, égalitaire, sûre– à l’archaïsme des coutumes, vestiges de « préjugés barbares». Assurer le triomphe exclusif de la loi suppose de dénaturer la coutume, de la renvoyer dans les limbes d’un passé non seulement révolu mais honni.
C’est ce discours que Mérimée adopte en décrivant à l’échelle locale, sous forme romanesque, la lente et difficile transition entre le droit coutumier et le régime exclusif de la légalité. Discours incarné par le personnage d’Ors’Anton, convaincu que la modernité exige l’adhésion aveugle à la loi, homme dont la sagesse et la tempérance contrastent avec le caractère passionné de sa sœur, et qui illustre ce passage d’un monde à l’autre. Pour Mérimée, le véritable héros du roman c’est Ors’Anton ; Colomba représentant précisément l’attachement instinctif à un passé qui doit disparaître.
Mais Ange Casta n’est pas Ors’Anton. Refusant de céder aux séductions de l’acculturation, il s’empare des stéréotypes de Mérimée pour rétablir une réalité moins romanesque mais étonnamment juridique. Sans nostalgie, avec lucidité, il construit son récit comme un chant choral en faveur de la coutume. Dans le film, la coutume ancestrale s’incarne dans des corps vivants, des gestes et une langue. Chaque séquence montre la force d’une coutume enracinée dans la communauté et par contraste la faiblesse d’une loi encore maintenue en marge de la vie locale. Il illustre la délicate question de la réception d’une loi exogène ; une loi qui se définit comme l’expression de la volonté générale, mais à laquelle l’opinio necessitatis semble faire cruellement défaut.
Le procédé scénique qui conduira le propos du film consiste ainsi à faire coexister à l’écran, dès les premières images, deux mondes qui ne se comprennent pas et qui n’adoptent pas les mêmes règles. À la coutume héritée de la nuit des temps succèderait, dans un processus historique passant pour une véritable loi de développement des peuples, une loi rationnelle, écrite et codifiée, source de sécurité juridique. Sans autres mots que ceux de Mérimée mais par des images rigoureusement construites, Ange Casta interroge les prétendues faiblesses de la coutume. Ainsi, tout en contant l’intrigue, il décline les différents éléments qui constituent une règle en coutume: l’oralité, la territorialité, le temps immémorial et surtout la nécessité.
Oralité
La coutume se définit avant tout comme un usage oral. Dans le discours dominant, cette oralité, qui entraîne une plasticité intimement liée aux aléas de la mémoire humaine, serait source d’incertitude juridique ; l’écrit présenterait en la matière des garanties bien supérieures. Posture incarnée par la suffisance et la satisfaction triomphante du préfet lisant, avec Ors’Anton, la lettre-preuve qui, selon lui, « éclaire définitivement le drame qui a frappé (sa) famille ». Le film, comme le roman, nuance cette approche, montrant que l’écrit n’a pas une force probante supérieure à la parole ; il peut être détruit ou falsifié, le témoignage oral, fût-il celui d’un bandit, peut en revanche faire éclater la vérité. Ange Casta amplifie cette démonstration par l’exploitation du bilinguisme.
C’est ainsi que l’usage de la langue corse, par la volonté d’Ange et l’acceptation –étonnante pour l’époque– par la direction parisienne de la télévision nationale est devenu, sur le plateau, la norme. De l’autre côté de la caméra, la langue était le français. Et entre les deux, un certain nombre de personnes faisaient office de médiateurs : l’équipe des artisans bien sûr, dans laquelle je m’inclus, un auteur d’ouvrages en langue corse Simon Dary, et un musicologue Félix Quilici. Ils assuraient aussi la pax linguistica entre les différents parlés utilisés par des acteurs et des figurants venants de différentes régions de l’île, chacun estimant être porteur de la véritable langue corse qu’aucun dictionnaire à l’époque ne venait sanctionner.
Il est très courageux de proposer à la télévision, en 1970, un film dont une partie des dialogues se dit en corse ; mais de surcroît, l’usage du bilinguisme soutient la démonstration : la coutume se dit et se transmet en langue vernaculaire tandis que la loi, écrite, se formule en français. Langue qui en ce début de XIXe siècle où l’unification linguistique s’amorce à peine, n’est parlée et comprise que par une minorité. Ainsi le discours légaliste, et par suite la loi elle-même, n’est entendu et compris que par une infime partie de la population. Les représentants du pouvoir central, essentiellement ceux dédiés au maintien de l’ordre –préfet, procureur– usent exclusivement du français. Les populations rurales ne s’expriment qu’en corse, semblent ignorer le français et par suite se tiennent à l’écart des autorités. Une élite bilingue sert de truchement entre les deux groupes. Elle s’exprime exclusivement en français dans ses rapports avec les autorités mais passe en revanche aisément d’une langue à l’autre dans ses conversations privées.
Cet « entre-deux », subtilement traité à l’écran, distille l’information la plus intéressante. Il montre d’une part que se dessine une nouvelle division sociale. L’usage du français crée une alliance pouvoir-élite qui s’oppose à la population rurale, tandis que la langue locale ne distingue pas entre les jeunes et les plus âgés, entre les riches et les pauvres, entre les lettrés et les illettrés. D’autre part, rapportée au langage, la loi officielle passe moins pour l’expression de la volonté générale que pour un instrument de pouvoir, relayé par les seules élites. Ce qui implicitement démontre que le triomphe de la loi écrite sur la coutume résulte avant tout d’une entreprise de domination, et qu’en tout état de cause les considérations portant sur la prétendue rationalité de la loi, ou sur son efficacité, ne se vérifient pas.
C’est ainsi que l’usage de la langue corse, par la volonté d’Ange et l’acceptation –étonnante pour l’époque– par la direction parisienne de la télévision nationale est devenu, sur le plateau, la norme. De l’autre côté de la caméra, la langue était le français. Et entre les deux, un certain nombre de personnes faisaient office de médiateurs : l’équipe des artisans bien sûr, dans laquelle je m’inclus, un auteur d’ouvrages en langue corse Simon Dary, et un musicologue Félix Quilici. Ils assuraient aussi la pax linguistica entre les différents parlés utilisés par des acteurs et des figurants venants de différentes régions de l’île, chacun estimant être porteur de la véritable langue corse qu’aucun dictionnaire à l’époque ne venait sanctionner.
Il est très courageux de proposer à la télévision, en 1970, un film dont une partie des dialogues se dit en corse ; mais de surcroît, l’usage du bilinguisme soutient la démonstration : la coutume se dit et se transmet en langue vernaculaire tandis que la loi, écrite, se formule en français. Langue qui en ce début de XIXe siècle où l’unification linguistique s’amorce à peine, n’est parlée et comprise que par une minorité. Ainsi le discours légaliste, et par suite la loi elle-même, n’est entendu et compris que par une infime partie de la population. Les représentants du pouvoir central, essentiellement ceux dédiés au maintien de l’ordre –préfet, procureur– usent exclusivement du français. Les populations rurales ne s’expriment qu’en corse, semblent ignorer le français et par suite se tiennent à l’écart des autorités. Une élite bilingue sert de truchement entre les deux groupes. Elle s’exprime exclusivement en français dans ses rapports avec les autorités mais passe en revanche aisément d’une langue à l’autre dans ses conversations privées.
Cet « entre-deux », subtilement traité à l’écran, distille l’information la plus intéressante. Il montre d’une part que se dessine une nouvelle division sociale. L’usage du français crée une alliance pouvoir-élite qui s’oppose à la population rurale, tandis que la langue locale ne distingue pas entre les jeunes et les plus âgés, entre les riches et les pauvres, entre les lettrés et les illettrés. D’autre part, rapportée au langage, la loi officielle passe moins pour l’expression de la volonté générale que pour un instrument de pouvoir, relayé par les seules élites. Ce qui implicitement démontre que le triomphe de la loi écrite sur la coutume résulte avant tout d’une entreprise de domination, et qu’en tout état de cause les considérations portant sur la prétendue rationalité de la loi, ou sur son efficacité, ne se vérifient pas.
Temporalité
Comme il a proposé deux registres de langage, Ange Casta expose deux temps juridiques : le temps court et immédiat de la loi opposé au temps long de la coutume, instantanéité contre immémorialité. Tout en suivant le fil de l’intrigue de Mérimée, le réalisateur distille, en parallèle et par les images, un autre discours. Toute l’atmosphère du film en effet rend compte du caractère immémorial de la coutume. Non seulement la coutume s’ancre dans le passé mais le réalisateur montre aussi que le temps long de la coutume se prolonge bien au-delà de son abrogation. L’instantanéité de la loi paraît chimérique. Une simple promulgation, tout officielle qu’elle soit, ne saurait mettre fin à des pratiques séculaires. Chaque séquence offre au réalisateur l’occasion d’ajouts qui lui sont propres, qui se déclinent en une succession de gestes ancestraux s’inscrivant dans un environnement immuable. « Nous sommes toujours là » dit Saveria comme toute réponse à Ors’Anton qui lui demande des nouvelles après sept ans d’absence. Par la précision du décor, le cadrage et les choix esthétiques, Ange Casta place à l’écran tous les indices visuels d’une société traditionnelle sur laquelle le temps ne semble pas avoir de prise. Les plans quasi immobiles traduisent la fixité du temps. Les objets sont autant de témoins du passé.
Pour situer l’action dans le temps, Ange tenait à ce que tout, de la forme du moindre objet à l’allure des hautes façades, soit vrai. C’était son obsession. Chaque soir ou presque, nous nous retrouvions avec Ange et l’essentiel de l’équipe pour faire le point de la journée, organiser la suivante, anticiper sur les prochaines, sans oublier bien sûr de débattre aussi vivement des questions de sens que de celles de détail. Le moindre de ces détails ne fut pas la collecte de ces objets d’un quotidien révolu, qui font la vérité des gestes et authentifient ceux qui les utilisent. Dans ce domaine, le cinéma est intraitable : ce qui pourrait faire illusion au théâtre ne résiste pas au premier gros plan. Ce fut le secteur privilégié de celui à qui j’avais demandé d’être mon assistant, mon ami Alexandre Ruspini. Son métier d’ébéniste lui avait créé un vaste réseau de connaissances que son goût immodéré pour l’automobile entretenait. Il récolta dans toute la Corse les centaines d’objets et de meubles qui donnèrent aux demeures, aux personnages, l’allure d’une collection ethnographique vivante. Quelques-uns des objets qui sont aujourd’hui au Musée de Corti, et qui alors étaient encore en possession du Père Doazan, firent ainsi leur première apparition publique. Mais je regrette infiniment tous ceux que nous avons rendu à leurs légitimes propriétaires, et qui pour la plupart ont disparu. Je pense tout particulièrement au splendide lit à colonnes tournées qu’Alexandre avait trouvé dans une maison d’Asco. Il avait été fait pour un curé au siècle dernier, sans doute en Castagniccia, et la chambre avait été fermée à sa mort, aux alentours de la guerre 14-18.
Les silhouettes elles-mêmes témoignent du temps long. Tandis qu’en 1970 le cinéma comme la télévision, promoteurs de l’éternelle jeunesse, montrent surtout des corps beaux, jeunes et athlétiques, Ange Casta prend l’option de poser sa caméra sur des visages ridés, des corps sculptés par le labeur. Partout, des silhouettes de vieux et de vieilles, assis au coin d’une ruelle ou réunis à la veillée, immobiles sans être jamais inactifs, disent la fixité du temps et l’immutabilité des usages. Ces anciens figurent les gardiens des coutumes. Outre les visages filmés à la manière de Pasolini, l’image s’attarde aussi fréquemment sur les mains, ces mains qui travaillent, façonnent, cisellent, cultivent, traient, coupent, filent ou pétrissent, qui attisent patiemment le feu et allument les lampes, coulent les balles et tranchent le pain. Tout ici est fait par la main de l’homme, comme ces murs de pierres qui dessinent les sentiers muletiers.
Pour situer l’action dans le temps, Ange tenait à ce que tout, de la forme du moindre objet à l’allure des hautes façades, soit vrai. C’était son obsession. Chaque soir ou presque, nous nous retrouvions avec Ange et l’essentiel de l’équipe pour faire le point de la journée, organiser la suivante, anticiper sur les prochaines, sans oublier bien sûr de débattre aussi vivement des questions de sens que de celles de détail. Le moindre de ces détails ne fut pas la collecte de ces objets d’un quotidien révolu, qui font la vérité des gestes et authentifient ceux qui les utilisent. Dans ce domaine, le cinéma est intraitable : ce qui pourrait faire illusion au théâtre ne résiste pas au premier gros plan. Ce fut le secteur privilégié de celui à qui j’avais demandé d’être mon assistant, mon ami Alexandre Ruspini. Son métier d’ébéniste lui avait créé un vaste réseau de connaissances que son goût immodéré pour l’automobile entretenait. Il récolta dans toute la Corse les centaines d’objets et de meubles qui donnèrent aux demeures, aux personnages, l’allure d’une collection ethnographique vivante. Quelques-uns des objets qui sont aujourd’hui au Musée de Corti, et qui alors étaient encore en possession du Père Doazan, firent ainsi leur première apparition publique. Mais je regrette infiniment tous ceux que nous avons rendu à leurs légitimes propriétaires, et qui pour la plupart ont disparu. Je pense tout particulièrement au splendide lit à colonnes tournées qu’Alexandre avait trouvé dans une maison d’Asco. Il avait été fait pour un curé au siècle dernier, sans doute en Castagniccia, et la chambre avait été fermée à sa mort, aux alentours de la guerre 14-18.
Les silhouettes elles-mêmes témoignent du temps long. Tandis qu’en 1970 le cinéma comme la télévision, promoteurs de l’éternelle jeunesse, montrent surtout des corps beaux, jeunes et athlétiques, Ange Casta prend l’option de poser sa caméra sur des visages ridés, des corps sculptés par le labeur. Partout, des silhouettes de vieux et de vieilles, assis au coin d’une ruelle ou réunis à la veillée, immobiles sans être jamais inactifs, disent la fixité du temps et l’immutabilité des usages. Ces anciens figurent les gardiens des coutumes. Outre les visages filmés à la manière de Pasolini, l’image s’attarde aussi fréquemment sur les mains, ces mains qui travaillent, façonnent, cisellent, cultivent, traient, coupent, filent ou pétrissent, qui attisent patiemment le feu et allument les lampes, coulent les balles et tranchent le pain. Tout ici est fait par la main de l’homme, comme ces murs de pierres qui dessinent les sentiers muletiers.
Territorialité
Locale, la coutume s’inscrit dans un territoire.
Trouver les lieux d’abord. Ange, son assistant Jean-Pierre Alessandri, sa script, et moi-même parcourions la Corse en tous sens pour découvrir la place de village que nous cherchions : ce fut Speloncatu, en Balagne. Après un reportage photo, apparurent de manière criante sur les clichés toutes les verrues que notre époque avait malencontreusement ajouté à la simplicité de l’architecture rurale : fils électriques et téléphoniques en toile d’araignée, pylônes, poteaux, potences et transformateurs, gouttières pendantes en zinc et monument aux morts en toc, chiottes extérieures, rien ne manquait. Je posai un calque sur les photos, et proposai à Ange des modifications qu’il accepta. Restait à obtenir l’accord des habitants. Je dois ici saluer la population du village qui se prêta admirablement au jeu, accepta d’en subir les réels désagréments pendant les travaux qui durèrent un bon mois, et pendant le tournage qui ne dura pas moins. Il fallut aussi trouver les espaces intérieurs, et tout particulièrement la maison de Colomba. Un facétieux hasard nous la fit découvrir à Fozzano, mais dans la famille des … ennemis de la vrai Colomba, ce qui ne fut pas sans causer au départ quelques difficultés. Mais, là aussi, la propriétaire se prêta de bonne grâce au jeu, et nous autorisa à y faire les travaux nécessaires pour redonner à cette noble demeure l’austère beauté que réclamait le réalisateur.
S’il est d’usage d’opposer la territorialité de la coutume, qui serait source de division, à la nationalité de la loi, unitaire, Ange Casta montre que, rapportée à l’échelle de la vie quotidienne, c’est plutôt la coutume qui semble être commune, couvrant les plaines comme les montagnes, les villages comme les chemins. C’est ce qu’induit, au début du film, le plan large quasi immobile sur le village de Speluncatu suivi d’un lent traveling avant qui permet de pénétrer dans les ruelles. L’image pose le décor d’un village paisible. Elle sert toutefois moins à localiser l’intrigue avec précision qu’à rappeler que la vie communautaire s’inscrit dans la topographie du village, unité politique, sociale, économique et juridique. Le lieu dont on parle est une terre vivante et habitée.
Les longs périples d’Ors’Anton, scènes qui n’appartiennent pas au roman, n’auront pas d’autre objet que de montrer comment l’homme fait corps avec le paysage dont, en initié, il connaît les arcanes. Il a pour cela revêtu le costume que lui a confectionné Colomba : veste de velours mais aussi stylet et cartouchière du père. Car le vêtement s’accorde avec le paysage dans lequel on se coule. Ors’Anton n’est plus étranger dès lors que ses pas le relient à sa terre. Pour Ange Casta, le territoire n’est pas une abstraction que l’on peut délimiter par des lignes ; il est le fruit de l’action des hommes et du temps. Cet espace large contraste avec les lieux de la légalité. Une légalité qui n’est abordée que dans des scènes d’intérieur qui rappellent les bureaux de l’administration, et le plus souvent en présence d’une autorité officielle. La loi ne semble pas ancrée dans le territoire, mais circonscrite dans un espace clos et marginal, auquel la population dans son ensemble n’a pas accès.
À l’image, le local devient monde tandis que le national est enserré entre des murs, symbole d’un pouvoir bureaucratique, qui dès lors paraît résiduel. Il ne s’agit pas de deux mondes étanches qui s’ignorent, mais de deux ensembles dont l’un est inclus dans l’autre. Le propos prend ainsi le contre-pied du discours officiel. Ce n’est pas le local qui se dilue dans le national, mais le national qui se ménage une toute petite place dans le local. Implicitement est ainsi posé le cadre circonscrit et marginal qu’occupe la légalité au niveau local. Car la loi a du mal à convaincre.
Trouver les lieux d’abord. Ange, son assistant Jean-Pierre Alessandri, sa script, et moi-même parcourions la Corse en tous sens pour découvrir la place de village que nous cherchions : ce fut Speloncatu, en Balagne. Après un reportage photo, apparurent de manière criante sur les clichés toutes les verrues que notre époque avait malencontreusement ajouté à la simplicité de l’architecture rurale : fils électriques et téléphoniques en toile d’araignée, pylônes, poteaux, potences et transformateurs, gouttières pendantes en zinc et monument aux morts en toc, chiottes extérieures, rien ne manquait. Je posai un calque sur les photos, et proposai à Ange des modifications qu’il accepta. Restait à obtenir l’accord des habitants. Je dois ici saluer la population du village qui se prêta admirablement au jeu, accepta d’en subir les réels désagréments pendant les travaux qui durèrent un bon mois, et pendant le tournage qui ne dura pas moins. Il fallut aussi trouver les espaces intérieurs, et tout particulièrement la maison de Colomba. Un facétieux hasard nous la fit découvrir à Fozzano, mais dans la famille des … ennemis de la vrai Colomba, ce qui ne fut pas sans causer au départ quelques difficultés. Mais, là aussi, la propriétaire se prêta de bonne grâce au jeu, et nous autorisa à y faire les travaux nécessaires pour redonner à cette noble demeure l’austère beauté que réclamait le réalisateur.
S’il est d’usage d’opposer la territorialité de la coutume, qui serait source de division, à la nationalité de la loi, unitaire, Ange Casta montre que, rapportée à l’échelle de la vie quotidienne, c’est plutôt la coutume qui semble être commune, couvrant les plaines comme les montagnes, les villages comme les chemins. C’est ce qu’induit, au début du film, le plan large quasi immobile sur le village de Speluncatu suivi d’un lent traveling avant qui permet de pénétrer dans les ruelles. L’image pose le décor d’un village paisible. Elle sert toutefois moins à localiser l’intrigue avec précision qu’à rappeler que la vie communautaire s’inscrit dans la topographie du village, unité politique, sociale, économique et juridique. Le lieu dont on parle est une terre vivante et habitée.
Les longs périples d’Ors’Anton, scènes qui n’appartiennent pas au roman, n’auront pas d’autre objet que de montrer comment l’homme fait corps avec le paysage dont, en initié, il connaît les arcanes. Il a pour cela revêtu le costume que lui a confectionné Colomba : veste de velours mais aussi stylet et cartouchière du père. Car le vêtement s’accorde avec le paysage dans lequel on se coule. Ors’Anton n’est plus étranger dès lors que ses pas le relient à sa terre. Pour Ange Casta, le territoire n’est pas une abstraction que l’on peut délimiter par des lignes ; il est le fruit de l’action des hommes et du temps. Cet espace large contraste avec les lieux de la légalité. Une légalité qui n’est abordée que dans des scènes d’intérieur qui rappellent les bureaux de l’administration, et le plus souvent en présence d’une autorité officielle. La loi ne semble pas ancrée dans le territoire, mais circonscrite dans un espace clos et marginal, auquel la population dans son ensemble n’a pas accès.
À l’image, le local devient monde tandis que le national est enserré entre des murs, symbole d’un pouvoir bureaucratique, qui dès lors paraît résiduel. Il ne s’agit pas de deux mondes étanches qui s’ignorent, mais de deux ensembles dont l’un est inclus dans l’autre. Le propos prend ainsi le contre-pied du discours officiel. Ce n’est pas le local qui se dilue dans le national, mais le national qui se ménage une toute petite place dans le local. Implicitement est ainsi posé le cadre circonscrit et marginal qu’occupe la légalité au niveau local. Car la loi a du mal à convaincre.
Nécessité
Toute l’intrigue porte sur ce sentiment d’être obligé d’agir en se conformant aux usages anciens. Mais Ange Casta révèle ce que Mérimée a occulté. Là où le romancier s’est plu à ne voir que l’entêtement d’une indomptable sauvage assoiffée de vengeance, Ange Casta identifie le fondement spirituel essentiel de la force de la coutume. Colomba n’est pas isolée dans son attachement aux coutumes ; toute la communauté est portée par une même « croyance ». Car la coutume n’est pas un usage auquel on cède par habitude, elle est une règle de droit impérative à laquelle on ne saurait déroger. Sans doute l’acceptation de la coutume passe-t-elle par la répétition des gestes, qui manifestent implicitement l’adhésion. À l’écran tous les gestes de la population portent témoignage de la vitalité des coutumes. Mais l’opinio necessitatis, n’est pas geste ; elle opère précisément la distinction entre le geste et le droit. Elle est croyance, immatérielle et invisible. Comment dès lors traduire ce concept en images ? C’est précisément le défi que relève Ange Casta.
Parfois l’opinio necessitatis est explicite dans les dialogues. Invitée à venir chanter un voceru lors d’une veillée mortuaire, Colomba brave l’interdiction de son frère peu favorable à de telles pratiques, en se retranchant derrière une obligation plus impérative qui ne supporte pas la discussion : « J’ai promis, c’est la coutume ici vous le savez bien ».
Mais le plus souvent, l’opinio necessitatis se passe de mots ; les consensus internes à une communauté n’ont guère besoin de se dire. Le consentement implicite s’exprime par des regards lourds de sens, des silences entendus et approbateurs, et surtout par la tension qui traverse l’ensemble des scènes.
C’est aussi par un jeu de contrastes et d’oppositions qu’Ange Casta rend compte, à l’écran, de la force de l’opinio necessitatis qui unit toute la communauté. Les usages sont « habitude stupide » pour Ors’Anton ou « suppositions odieuses » pour le préfet. Les défendre, c’est « perdre la tête » ou à tout le moins se montrer « peu raisonnable ». Par ce discours l’opinio necessitatis est disqualifiée. On comprend la stratégie du pouvoir légaliste : pour mieux substituer la loi à la coutume, il estime nécessaire de traiter la seconde par le mépris. Ce faisant, il commet une grave erreur. Car ce refus de considérer l’opinio necessitatis à sa juste valeur produit l’effet inverse de celui désiré : il pousse la communauté entière dans la clandestinité.
Pour donner à ce jeu de caché-révélé toute la force dramatique d’une épure, Ange a délibérément choisi de refuser d’utiliser la couleur qui passait alors pour un progrès technique déterminant, lui préférant la sobriété du noir et blanc, ce qui est vérité ne se joue pas dans le registre chromatique mais dans celui des valeurs, de lumière et d’obscurité.
En dessinant ainsi un cadre normatif qui repose sur la langue, la terre, le consensus populaire, Ange Casta révèle à sa manière le jeu entre la fiction de la loi et la réalité de la coutume.
Le cinéaste qu’il était, nourri par les grands principes dispensés lors des cours théoriques de l’IDHEC à peine créé, a inscrit ce triptyque –langue, terre, consensus populaire– dans une dialectique du cadrage qu’il contrôlait en permanence avec un soin jaloux, n’hésitant pas à coller son œil sur l’œilleton de la caméra, ce qui avait le don d’agacer considérablement le cadreur. A l’intérieur du rectangle visible de l’image, il a su construire des rapports qui tous sont signifiants, tant par ce qu’il montre que par ce qu’il cache totalement ou en partie. Et en utilisant des protagonistes non professionnels pris sur place et en tournant, loin du confort des studios, dans des décors naturels et des intérieurs réels, il a en outre créé un jeu caché entre la fiction cinématographique et la réalité documentaire, ce qui était après tout à l’origine de son projet.
Parfois l’opinio necessitatis est explicite dans les dialogues. Invitée à venir chanter un voceru lors d’une veillée mortuaire, Colomba brave l’interdiction de son frère peu favorable à de telles pratiques, en se retranchant derrière une obligation plus impérative qui ne supporte pas la discussion : « J’ai promis, c’est la coutume ici vous le savez bien ».
Mais le plus souvent, l’opinio necessitatis se passe de mots ; les consensus internes à une communauté n’ont guère besoin de se dire. Le consentement implicite s’exprime par des regards lourds de sens, des silences entendus et approbateurs, et surtout par la tension qui traverse l’ensemble des scènes.
C’est aussi par un jeu de contrastes et d’oppositions qu’Ange Casta rend compte, à l’écran, de la force de l’opinio necessitatis qui unit toute la communauté. Les usages sont « habitude stupide » pour Ors’Anton ou « suppositions odieuses » pour le préfet. Les défendre, c’est « perdre la tête » ou à tout le moins se montrer « peu raisonnable ». Par ce discours l’opinio necessitatis est disqualifiée. On comprend la stratégie du pouvoir légaliste : pour mieux substituer la loi à la coutume, il estime nécessaire de traiter la seconde par le mépris. Ce faisant, il commet une grave erreur. Car ce refus de considérer l’opinio necessitatis à sa juste valeur produit l’effet inverse de celui désiré : il pousse la communauté entière dans la clandestinité.
Pour donner à ce jeu de caché-révélé toute la force dramatique d’une épure, Ange a délibérément choisi de refuser d’utiliser la couleur qui passait alors pour un progrès technique déterminant, lui préférant la sobriété du noir et blanc, ce qui est vérité ne se joue pas dans le registre chromatique mais dans celui des valeurs, de lumière et d’obscurité.
En dessinant ainsi un cadre normatif qui repose sur la langue, la terre, le consensus populaire, Ange Casta révèle à sa manière le jeu entre la fiction de la loi et la réalité de la coutume.
Le cinéaste qu’il était, nourri par les grands principes dispensés lors des cours théoriques de l’IDHEC à peine créé, a inscrit ce triptyque –langue, terre, consensus populaire– dans une dialectique du cadrage qu’il contrôlait en permanence avec un soin jaloux, n’hésitant pas à coller son œil sur l’œilleton de la caméra, ce qui avait le don d’agacer considérablement le cadreur. A l’intérieur du rectangle visible de l’image, il a su construire des rapports qui tous sont signifiants, tant par ce qu’il montre que par ce qu’il cache totalement ou en partie. Et en utilisant des protagonistes non professionnels pris sur place et en tournant, loin du confort des studios, dans des décors naturels et des intérieurs réels, il a en outre créé un jeu caché entre la fiction cinématographique et la réalité documentaire, ce qui était après tout à l’origine de son projet.