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Chjam’è rispondi tra Yann Vacher & Ghjacumina Acquaviva-Bosseur

Notre rapport au corps et à la santé, connaît en anthropologie une remise en question radicale : L’Homme moderne a suivi un modèle marqué par la Raison cartésienne, qui l’a séparé de son propre corps. Un corps qu’il a d’abord disséqué, analysé, puis tenu sous contrôle pour des raisons sanitaires. Or, l’opposition entre Nature et Culture, entre humain et non-humain (animaux, végétaux, bactéries ou flore intestinale…) n’a pas l’universalité que cette seule vison naturaliste, anthropocentrée, lui concède. Pour nourrir nos réflexions autour du corps et de l'éducation, voici un chjam’è rispondi entre Ghjacumina Acquaviva-Bosseur, enseignante de langue corse, chercheuse en anthropologie, et Yann Vacher, formateur, chercheur en sciences de l’éducation.



Physical Training for Business Men (1917)
Physical Training for Business Men (1917)
Ghjacumina Acquaviva-Bosseur : Notre rapport au corps et à la santé mérite-t-il une éducation de l’écoute, du ressenti et de la connaissance de son propre métabolisme comme le préconise l’engouement pour développement personnel ?

Yann Vacher : De façon rapide je dirai oui, mais j’accompagnerai cette réponse de deux compléments. La première est relative au terme « mérite ». Je pense qu’il s’agit d’une conception de l’être. Dans une approche écologique, au sens d’interdépendance, c’est le système qui fait sens. Ici, le terme « mérite » pourrait être remplacé par « nécessite » si l’on considère, dans cette logique de système, l’individu dans sa totalité et dans son lien à l’environnement. En d’autres termes, oui l’éducation se doit d’aborder ces questions si elle veut atteindre ses objectifs d’émancipation de l’individu total.
Ma seconde remarque est plus critique. Si l’on pousse la logique de développement personnel, on peut aisément retomber sur un processus d’individualisme ou à l’opposé de dépendance. De nombreuses offres de coaching jouent par exemple sur ces aspects pour en faire une marchandise. Avec la mode du retour vers soi, c’est aussi un marché potentiel d’aliénation de l’individu autour des usages et pratiques du corps. Ce processus n’est pas nouveau, il était déjà mis en lumière dans les années 1960-70 par des penseurs comme Herbert Marcuse ou Michel Bernard et annonciateurs de cet « ère du vide » de l’individualisme consumériste que décrit Gilles Lipovestky. En résumé, il me semble que l’éducation a un rôle à jouer si elle réussit l’équilibre entre émancipation individuelle et socialisation. L’école (je parlerai ici et par la suite la suite du propos de l’Education Nationale) doit veiller à ce que « penser l’individu comme un être singulier » ne soit la porte ouverte à un repli sur soi.
 
 Ghj. A-B : En cette période de crise sanitaire le risque du repli sur Soi est malheureusement bien présent. Cynthia Fleury, dans son dernier ouvrage nous met en garde vis-à-vis du Ressentiment, et notamment vis à vis de l’incapacité à se nourrir de la beauté d’un Monde où la valeur de la Relation tient une place essentielle. L’individualisme consumériste est-il « un modèle de socialisation » que l’école peut remettre en question ? En quoi les directives ministérielles pourraient favoriser un processus d’individuation qui concilierait émancipation individuelle et collective ?
 
YV : Dans ses missions et orientations, l’école est en théorie un facteur de résistance à cette dérive individualiste et d’aliénation. Les textes actuels prônent, notamment dans le socle commun, l’éducation d’un citoyen autonome, lucide, cultivé et critique. En son sein, les programmes d’éducation physique et sportive laissent une place de plus en plus grande au « corps sensible ». L’exemple du yoga dans les activités potentielles que l’élève peut choisir au baccalauréat illustre cette inflexion. Mais encore une fois, cette orientation est à double tranchant, s’il s’agit de faire en sorte que l’élève se connaisse mieux pour être plus performant dans un monde en concurrence, l’individu est joué contre le collectif. A l’opposé, si cette connaissance de soi est à la fois objet d’émancipation et d’ouverture à l’altérité, l’école contribue alors à résister à la logique productiviste et à celle du rendement. Dans les faits, c’est avant tout une question de choix pédagogiques et éducatifs. Je vois trois approches possibles :
  • Le corps est traité comme un outil, au sens cartésien, et il s’agit alors d’en avoir une connaissance la plus objective possible. Cette approche traditionnelle et dualiste est actuellement dominante dans les matières scientifiques ou en EPS.
  • L’être est total et en construction permanente. La pédagogie cherche plutôt dans ce cas à favoriser la multiplicité des expériences vécues (travail sur les sensations corporelles de fatigue, de joie, de peur, d’effort, etc…). On retrouve cette approche à la marge dans le secondaire et un peu plus présente à l’école primaire.
  • Le corps est un élément de plaisir. Il s’agit non plus de le penser comme vecteur d’apprentissage mais comme le terrain d’expression de l’hédonisme. Le jeu, les activités de création ou d’expression sont proposés pour favoriser le bien-être au cours du processus éducatif et non plus seulement en vue de l’adulte que l’on veut former.
L’école ne peut donc être essentialisée du point de vue de son rapport à la connaissance et aux usages du corps. On peut cependant noter que si les textes actuels favorisent la possibilité d’appréhender différentes dimensions du rapport au corps, l’émergence forte des neurosciences dans les discours (sociétaux et institutionnels) est souvent associée à un retour à une vision privilégiant l’objectivité de l’individu « machine » à celle de la subjectivité.
 
Ghj. A-B : En langue corse le corps se traduit par « a persona ». Par contre, les membres qui le constituent ne permettent pas systématiquement de distinguer les humains des non-humains : un ochju /un oeil peut traduire une source, un trou dans une montagne, dans un fromage, ou une mie de pain levée…
Cet exemple parmi tant d’autres, est révélateur d’une représentation du Vivant, que l’individu moderne a laissé de côté. Pourtant les lieux et leurs usages, aussi variables soient-ils, marquent encore les mémoires : le fait d’élever, de chasser, de tuer ou de mettre bas, conditionne notre rapport à la vie, à la mort, à la santé.
Le corps est certainement le plus ancien instrument de mesure qui a permis de définir un territoire, un parcours, une valeur marchande. L’anthropologue Max Caisson disait que dans la tradition orale, le mesureur et le mesuré se confondent. L’économie actuelle favorise une « déterritorialisation des corps », une distance des Individus vis-à-vis du milieu où ils vivent. Quelles en sont les conséquences principales selon toi ?
 
YV : J’ai moins travaillé sur ces questions et ma réponse est donc plus citoyenne que celle d’un chercheur. Tu évoques me semble-t-il le territoire au sens « traditionnel », celui de « la terre sous les ongles » et de la culture qui se construit dans ce rapport à notre environnement spatial proche. Si l’on prend d’autres référents pour appréhender la culture, je pense que l’on pourrait plutôt parler de « reterritorialisation ». Les espaces virtuels des réseaux sociaux sont en ce sens de nouveaux territoires et donc promoteur d’une culture existante ou au contraire inédite. La question du corps est très présente dans ces nouveaux espaces de socialisation. On y aborde le rapport au corps dans des visions dualistes ou holistes (soin, médecines douces, détente, alimentation, entraînement…), on y fait du corps sa vitrine sociale (avatar, selfie…), on y diffuse et partage de la connaissance sur la personne (santé, développement personnel…), on y développe un marché fait d’influenceurs, de promotion de normes corporelles dominantes (produits de beauté, d’entretien, de formation…). Comme pour la langue corse que tu évoques en tant que représentation du monde, ces territoires virtuels sont aussi producteurs de langages (langues ?) aussi bien corporels (les vidéos TikTok l’illustrent) que verbaux. Intervient ici à mon sens la question politique que l’on a évoquée précédemment. Le type d’avenir que l’on souhaite ou les valeurs que l’on promeut nous incite à considérer soit :
  • que ces processus virtuels constituent un appauvrissement et il nous faut alors y résister en offrant l’expérience de la richesse du réel.
  • que ces processus sont un état de la modernité et que le renoncement à « l’ancien monde » est progressiste.
Le rapport que l’on entretient à notre environnement est dans les deux cas, fortement présent mais le contenu de cet environnement est radicalement différent. Dans le premier cas, c’est la Nature (dont l’être de culture qu’est l’humain) qui le constitue alors que dans le second c’est la technologie qui délimite l’espace de développement. Dit comme cela, on peut en critiquer l’aspect manichéen. La complexité et l’expérience nous montre au contraire la richesse potentielle de l’hybridation entre ce qui pourrait être « trop vite » qualifié de « modernité » d’une part et de « conservatisme naturaliste » d’autre part.
 
Ghj. A-B : Les territoires virtuels sont producteurs de langages, certainement, mais il y a un aspect sur laquelle j’aimerais insister ici : la valeur accordée à la mémoire, et de manière plus étendue, la valeur accordée au partage des «traces» passées (sémiotique commune), voire aux traçages en cours.
Investir ou de « re-territorialiser » une page blanche commune peut donner un sentiment d’ouverture et de progrès, pourtant, nous vivons bien une économie du traçage individuel et collectif à très large échelle (Je pense au collectage et traitement des Data par l’intelligence artificielle.) Les traces laissées sur la Terre, et celles que cette Terre laisse sur les corps, comme sur les perceptions de chacun, ne peuvent pas être reléguées à un passé rural révolu, ou idéalisé. Ce type de traçage renvoie à l’expérience corporelle directe, sensible, et favorise l’attention accordée aux affects, aux parcours de chacun, de soi aux autres (humains et non humains). L’école n’a-t-elle pas participé à couper ce type de relation corps-territoires ?
 
YV : Je rebondis sur cette question des traces avant de revenir sur la problématique de l’école.
Je perçois au moins trois dimensions de ces traces. Chacune d’elle nous renvoie à une vision de la société, de la place de l’individu en son sein et de la trajectoire du collectif par rapport à son passé et son ancrage territorial et mémoriel.
  • En premier lieu, elles correspondraient à un ensemble d’expériences et de ressources qui est incorporé par les individus. Les corps, les façons de faire (etc…) se nourrissent de ces traces. Elles constituent un patrimoine et une mémoire, un capital au sens bourdieusien, qui amplifie le pouvoir d’agir de chacun
  • Au niveau du collectif, ces traces, en se sédimentant et s’agrégeant, constituent la culture et se traduisent par les habitus (de classe, de communauté etc) toujours en référence à Bourdieu.
  • A un 3ème niveau, ces traces pourraient aussi bien être notre identité marchandisable que contrôlable. Ces datas, que nous fournissons par nos pratiques de consommation, nos orientations politiques ou nos engagements, sont désormais au cœur d’un marché mais aussi potentiellement d’un mécanisme de surveillance et de contrôle.
  • Comment est-ce que l’école aborde ces questions ? De façon hétérogène assurément, mais aussi avec son histoire. L’école française s’est construite sur l’idéal républicain d’égalité. Ce fondement renvoie à une vision de l’Universel ("nos ancêtres les Gaulois…") qui renforce symboliquement et parfois artificiellement le commun au détriment du singulier. La tension constitutive de l’école, dans son projet actuel, se situe à mon sens autour des questions suivantes :
    Comment concilier le commun et le singulier dans le processus éducatif ?
    Comment articuler les visées paradoxales de l’intégration/conformisation avec celle de l’émancipation individuelle ?
    Comment permettre l’expérience différenciée et l’accès à un patrimoine commun ?
    Les réponses ne sont pas simples, de nombreux enseignants tentent pourtant d’y apporter des réponses pratiques au quotidien alors que certains choisissent délibérément de privilégier une visée au détriment de l’autre. La santé et le rapport au corps sont traités de ces différentes façons à l’école :
  • Sous un l’angle technique d’un patrimoine décrit et transmis,
  • Dans un processus de conformisation au travers de l’enseignement des pratiques dominantes,
  • Dans une logique d’émancipation lorsque le plaisir, le bien-être et l’expérience singulière sont privilégié.
Pour conclure, je dirai qu’au-delà de l’école, les questions du rapport au corps et à la santé sont des indicateurs performants pour décrire une société. En ce sens, la crise sanitaire que nous vivons est un révélateur puissant des différentes façons d’investir le collectif et de penser l’individu.
Dimanche 21 Mars 2021
Ghjacumina Acquaviva-Bosseur & Yann Vacher


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