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Chjam'è rispondi trà Christine Natali et Jean-Michel Sorba

Face au changement climatique et à ses conséquences navrantes, dur dur de ne pas sombrer dans le fatalisme et la solastalgie. Jean-Michel Sorba, sociologue et militant d'une écologie culturelle a lancé sa chjama à Christine Natali, directrice du CPIE d’Aiacciu et militante écologiste. Voyons avec eux comment sauver la dignité du présent...



Photogramme de Quandu sciappani i tempi
Photogramme de Quandu sciappani i tempi

Jean-Michel Sorba : En dépit de la gravité des crises écologiques et de l’urgence des réponses qu’elles exigent, l’écologie tarde à s’installer dans l’esprit des Corses comme enjeu politique prioritaire. Elle ne fait pas cause commune. Il arrive même que nous voyons poindre des divisions au sein même des groupes qui s’en réclament. La pensée écologique procèderait-elle d’un supplément d’âme, d’un surcroît de conscience qui fait d’elle une utopie ? S’agit-il d’une idée qui peine à trouver ses lieux d’expression, sa pratique, sa matérialité ?

Christine Natali :  Qual’hé ch’a sà ? Le supplément d’âme j’ai cru qu’il suffisait de l’ensemencer. En1998, quand Pierre Lejeal m’a embarquée pour créer le CPIE d’Aiacciu, j’avais 30 ans, et j’ai cru en l’éducation. La stratégie, nous l’avons certes formulée à mi-parcours mais portée intuitivement dès le premier jour : accompagner les cohortes d’enfants du grand Ajaccio dans un curriculum d’apprentissages alternant la connaissance scientifique, l’émerveillement dans la nature et l’action. Pendant des années 4-6 animateurs se déployaient pour 2-3 000 heures de face à face pédagogique auprès de 6000 élèves. Pendant 20 ans, cela fait 50 000 heures auprès des gamins à promouvoir le tri, jardiner, ou découvrir le maquis ! Je crois qu’être militant c’est désirer être utile, transformateur. Alors oui, parce qu’il arrive régulièrement que les parents, grands-parents nous reprochent amicalement les nouvelles corvées que leur imposent les enfants : le tri ; nous pouvons imaginer que sans nous, la situation aurait été pire. Mais quand tu vois la situation… Il n’y a vraiment pas de quoi fanfaronner !
 
Jean-Michel Sorba : Pour prendre conscience, il faut bien que les gens disposent de prises pour agir sur leur milieu. Trivial mais nécessaire ! Sans prises pas de solutions aux crises. Or, précisément nous avons perdu le fil de notre condition de descendants de paisani, souvent de bergers. Les Corses ont perdu pieds et prises en devenant urbains, ou plutôt en devenant esclaves de leur consommation… Les obstacles au tri des déchets en Corse sont le symptôme de cette déprise…  La culture, celle dont on parle mais encore plus celle que l’on pratique, est une carte maîtresse… A ce propos, la place de langue corse a été sous-estimée. Son rôle n’est pas seulement véhiculaire et symbolique, il est aussi pratique : persa a lingua, persa a pratica e a robba et les liens qui vont avec, autant de traces, de lignes, de plis, bref de prises…Penser écologique c’est aussi ça… reprendre maille avec la matérialité historique de la Corse. Donner des prises aux gens pour qu’ils se réalisent concrètement par et pour l’écologie de leur milieu de vie, dans toute son épaisseur…

Christine Natali : Déjà, quelle prise, pour nous « militants associatifs professionnels » ? Une stratégie territoriale, une ambition d’éducation de masse, sur le temps long de la scolarité… A postériori je vois bien que nous nous étions assignés pour projet associatif de porter une politique publique…mais à pezzi e à bucconi des appels à projets aléatoires et des subventions annuelles, je l’éprouve aujourd’hui comme une erreur ontologique ; quant au contenu pédagogique : si notre jeune public et leur foyer ne retiennent que « trie tes ordures et tout ira bien », nous sommes alors complices de ce contre quoi nous prétendons lutter. Parce ce que, si bien évidemment il faut remplir les conteneurs trois couleurs, bien évidement notre incapacité collective à gérer nos ordures est une honte ; d’autres enjeux d’un tout autre ordre sont à prendre à bras le corps. Je pense au nouveau régime climatique, aux tensions sur les matières premières, à la déplétion de la biodiversité, à l’effondrement des écosystèmes…La tragédie de l’éducateur – écologue militant - se joue en deux actes :
Acte 1 : l’éducateur : expliquer l’état du monde – sans que les parents ou l’institution elle-même ne nous ferment les portes de l’Ecole – et donner aux enfants l’espoir et le gout de l’action collective pour le bien commun.
Acte 2 : l’écologue – militant : en connaissance des sciences de la nature et en conscience de notre impuissance, nous nous agitons pour « sauver la dignité du présent » nous a soufflé Corinne Morel Darleu x lors de sa venue aux Milelli … J’ai adopté sa formulation désenchantée de l’action. Et puis ? L’épilogue ? Il faut bien rire, jouir de la beauté, de l’instant, se marrer avec les siens et les copains… Je n’ai aucun goût pour la tragédie et les funestes destins. Les prises ? il nous faut les inventer. Faire à plusieurs des projets joyeux !
 

Au-delà de la prise de conscience

Jean-Michel Sorba : Précisément, comment sortir de la tragédie, faire plus que sauver cette espèce d’honneur générationnel, cette dignité du présent dont tu parles ! Par une utopie ? Avons-nous seulement le temps de se payer le luxe d’une utopie ? Ces belles idées privées de lieu ! Existe-t-il des terrains pour donner un lieu à cette Utopie. Bruno Latour et d’autres avec lui, plaident pour une reconquête de la matérialité du monde et d’une redécouverte des vivants, de nos territoires et de leur habitat, et de là, repérer ce à quoi on tient, de reprendre maille avec notre condition de terrestre…bref de faire le tri dans le bric à brac qui gouverne nos comportements… Comment attraper les valeurs qui comptent ? Comment ré-enchanter le monde, dorénavant ? Comment l’habiter pleinement alors même que l’essentiel est menacé ?

Christine Natali :  Je n’ai ni théorie, ni recette, tout ce que je peux faire c’est témoigner des essais, des échecs de mon propre cheminement. J’en suis arrivée à mettre au centre du problème la capacité à constituer des collectifs préoccupés du seul bien commun. Les derniers projets que nous avons portés pour créer des jardins urbains m’ont appris que le collectif pouvait finalement n’avoir pour fin que la jouissance personnelle du bien commun. Quand tu trouves un lieu pour l’utopie, il faut encore les hommes et les femmes pour l’incarner… Heureusement, cela arrive ! Quand j’ai lancé l’appel à contribution pour le projet Quandu sciappani i tempi, campà quì ! j’étais au fond du trou, désespérée, je sentais sourdre la dépression, le renoncement. Ce n’était pas un appel à contribution, c’était un appel à l’aide, un cri « AIUTU ! » Vous avez été quelques-uns à répondre « So quì»  

Jean-Michel Sorba : Ce qui m’a attiré, c’est cette idée de tresser quelque chose de neuf entre le monde des villages et le nouveau monde des villes. Dans cette idée, la place marchande, la foire, m’est apparue être le bon choix.  Quels meilleurs endroits que ces lieux de mixité totale ? Le côté rats des villes, rats des champs du projet n’a pas été de suite évident au sein de notre petit groupe… La performance du message inclinait à communiquer vers la ville et l’ancrage historique des solutions vers les villages. C’est l’entre-deux qui a finalement été choisi… A raison.

Christine Natali : La motivation était de ne pas entrer dans les écoles avec pour seule conviction « no future ». D’éclairer l’image mentale d’un futur désirable, à notre portée sur notre territoire. De ne pas nous indigner de la fonte des icebergs et de son impact dans 20 ou 50 ans mais nous atteler à chercher les prises pour agir chez nous, ici et maintenant. Vous avez imaginé que « l’espace d’intéressement » serait la Corse dont les limites, l’unité est indiscutable ; je vous ai contraints à resserrer la maille aux bassins versants d’Ajaccio. Cela me paraissait l’échelle cohérente pour nous qui ne sommes rien que des citoyens pour penser nos ressources, nos ordures, nos moyens d’agir, nos coopérations. La coopération, justement, pour ce projet, c’est ma collègue Anissa Flore Amziane qui en a eu l’idée lumineuse : que les éducateurs urbains du CPIE d’Aiacciuhttp://cpie-ajaccio.blogspot.com/ sollicitent les villageois des foires rurales ! Marie-Françoise Saliceti a su mobiliser son réseau et voilà comment nous nous rencontrons…Quelle belle aventure ! Confronter nos points de vue, s’enquérir de celui du statisticien de l’INSEE, de la directrice du service social, de l’agronome de l’INRAE, du maraîcher, du prof de fac… « Où – et avec qui - vivons-nous ? »  Donner corps à ce travail à travers des films pour retourner au-devant du public avec des questions posées, des pistes à explorer… Pouvons-nous mobiliser notre communauté de destin, notre communauté de funeste destin climatique ? Après quelques galops d’essai brouillons, les séquences à la Fiera di u Ficu et à la mairie annexe d’Alata m’ont semblé atteindre notre objectif : partage d’un diagnostic et mise en relation des acteurs du territoire, prémices de nouvelles coopérations. La pandémie nous a contraints à surseoir à la programmation de ces rencontres... Nous les reprendrons avec la curiosité de l’impact du confinement sur la définition de « l’essentiel ».

Jean-Michel Sorba : L’énergie initiale, celle de ton désir d’être utile ne t’a pas lâchée. Des amis mais aussi des auteurs t’ont accompagnée, t’ont confortée. Mais en l’occurrence, dans ces temps de transition, la manière de faire importe autant que les résultats…Habiter différemment notre terre de Corse c’est aussi apprendre à le faire ensemble. A ce titre et par construction Quandu saciappanu i tempi est pour moi une innovation sociale qui mérite d’être mieux connue…

Christine Natali : Ma prise, ma reprise ce fut l’énergie du groupe sans lequel j’aurai pu baisser les bras. Si je confronte l’expérience à ce que j’ai compris et retenu de mes lectures il y a effectivement Latour qui aujourd’hui théorise bien nos travaux pratiques (j’ai la faiblesse de m’identifier aux ravaudeurs de son dernier opus Où suis-je  ?) mais aussi, mais hélas, Ivan Illich ou André Gorz qui ont tout dit sur la société à construire dès la publication de rapport Meadows sur l’épuisement des ressources…c’était dans les années 1970 ! Et tu vois dans ce projet une innovation sociale ?

Jean-Michel Sorba : Associer des gens aux origines, aux trajectoires et aux métiers différents, qui ne se connaissent pas (ou peu), hors réseaux sociaux, pour penser leur localité en termes scientifique, technique, pratique et citoyen… Un dispositif agissant sur des dispositions personnelles, capable d’infléchir les egos, remettant en question les connaissances…Une assemblée humaine pas si commune que ça me semble-t-il ! Bernard Stiegler parle d’atelier de capacitation pour signifier ces apprentissages vers une individuation collective… Pour moi on est vraiment là  dans une innovation sociale.

Christine Natali : Je fais de l’innovation sans le savoir alors ! J’ai agi intuitivement sous le coup de la nécessité, et rencontré les personnalités, elles-mêmes mues par ces questions… Mais il faudrait capitaliser alors ! Quels pourraient être les fondements théoriques ou les ingrédients de l’innovation sociale réussie ? La convivialité bien sûr ! Celle d’Illich et de Brillat Savarin  !

Pour en savoir plus

 « Quandu sciappani i tempi …campà qui »  est un projet porté par le CPIE d’Ajaccio dans le cadre sa mission de culture scientifique confiée par la Collectivité de Corse auquel se sont ralliés : Fabien Arrighi-PNRC, Denis Damiani-OEC, Gilles Notton et Marie Françoise Saliceti-Université de Corse, Jean Michel Sorba – INRAE et Fédération des Foires rurales artisanales et agricoles de Corse, Jenny Delecolle et Elise Caruelle pour la réalisation des vidéos.
Lundi 26 Avril 2021
Christine Natali et Jean-Michel Sorba


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