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Antoine Bonfanti, à l'écoute du cinéma insulaire



Evoquer Antoine Bonfanti, dit « Bonbon », c’est raconter un sacré pan de l’histoire du cinéma en Corse. Car ce prolifique chef opérateur du son a toujours partagé sur l'île son expérience et son réseau artistique parisien, contribuant à faire émerger de nombreuses productions insulaires. Pour évoquer cette mémoire d'un cinéma corse encore naissant, qui solliciter d'autre que Jean-Pierre Mattei, président de l’association La Corse et le Cinéma et fondateur de Casa di Lume /Cinémathèque de Corse ?



Antoine Bonfanti avec Gabriel Le Bomin
Antoine Bonfanti avec Gabriel Le Bomin

1983. Nous venions alors de créer l’association « La Corse et le Cinéma » avec l’espoir de rassembler tout ce que la Corse avait apporté au monde de l’audiovisuel. Lucile Costa, dite « Minouche », la scripte de Jean Cocteau, d’Henri Verneuil, de José Giovanni et de tant d’autres grands réalisateurs, avait été une des premières à répondre présente. Elle venait de prendre sa retraite, et, ayant à ses débuts réalisé un court métrage en Corse, elle se montra très intéressée par notre projet et nous apporta son soutien. Elle fit appel à tous les compatriotes et à tous ceux avec qui elle avait travaillé. C’est ainsi qu’Antoine Bonfanti, chef-opérateur du son et mixeur, vint nous rejoindre à Porto-Vecchio. Cette rencontre eut lieu au moment privilégié où ce célèbre ingénieur du son allait accompagner les premiers pas de nombreux réalisateurs insulaires…

 


Un homme d'engagement

Né à Ajaccio le 26 octobre 1923, Antoine a une jeunesse itinérante, de la Corse à Ouagadougou, puis de la Drôme au Pas-de-Calais, pour retrouver la Corse lors des vacances.
En 1942, il s’engage dans la Résistance insulaire, puis prend part aux combats. En février 1945, le général de Gaulle décore de la croix de guerre avec palme l’unité de « ce chasseur plein d’allant et de courage qui n’a(vait) cessé d’étonner ses chefs par son ardeur combative tout au long de la campagne de France et depuis le début de la campagne d’Allemagne ».

1945 est aussi l’année où son cousin Mathieu Bonfanti, directeur des studios Saint Maurice à Joinville, le fait pénétrer dans le monde du cinéma qui l’a toujours fasciné. Il a vécu le passage du film muet au film sonore et son objectif est de devenir ingénieur du son. Il assiste ainsi à tous les mixages des productions tournées à la fin de la guerre, et parfait ses connaissances en suivant des cours par correspondance. Il fait ses débuts comme stagiaire pour le film La Belle et la bête de Jean Cocteau où il retrouve sa compatriote la scripte Lucile Costa. Les beaux parcours d’Antoine - « Bonbon » - et de Lucile - « Minouche » - se croiseront souvent, pour se retrouver sur un des plus gros succès du cinéma français : La Grande vadrouille.

 


Une filmographie magistrale

Sa filmographie témoigne de l’ambition qui anime Antoine Bonfanti. Il tourne souvent dans des conditions difficiles. Sa formation et ses compétences le mettent à l’écoute de Chris Marker, d’Alain Resnais et de Jean-Luc Godard dans leur nouvelle approche du cinéma. Auprès de Paul Vecchiali, de Philippe Garrel et Robert Lapoujade, il montre qu’il sait mettre son talent au service du cinéma de recherche. Il ne néglige pas pour autant un cinéma français dit de qualité avec Gérard Oury, Philipe de Broca, Marcel Carné, René Clément, François Truffaut
Mais Antoine est également un homme de convictions qui n’hésite pas à mettre son désintéressement au service de ses idéaux. Engagé au Parti communiste français et au groupe Medvedkine avec Chris Marker en 1967, il sera amené à
faire plus de films « à l'œil » que de films où on le rémunère.

Aussi bien, le désir d’aider et de former tous ceux qui veulent s’exprimer par le cinéma est toujours présent en lui. C’est ainsi que, dans les années 1950 à Paris, il conseille un jeune cousin insulaire, Tonì Casalonga, qu’il allait retrouver professionnellement, en 1982, sur leur terre natale.
 


Avec Sinemassoci

Antoine Bonfanti et Marie-Jeanne Tomasi sur le tournage d'avà basta photo de Patricia Staphylas
Antoine Bonfanti et Marie-Jeanne Tomasi sur le tournage d'avà basta photo de Patricia Staphylas

En Corse, les années 1980 sont celles du Riacquistu qui voit les Corses éprouver le besoin de faire un point sur leur culture et leur devenir économique.
Au sein de ce mouvement, le cinématographe – qui n’est pas encore centenaire et que l’on appelle désormais le Septième Art – cherche alors sa place. On connait peu son histoire, mais disons que la passion du cinéma et la volonté de tourner dans la région où l’on vit animent quelques Corses qui cherchent à répondre à la question : "Cinéma corse, Corse et Cinéma, Cinéma en Corse ?" Cette question, bien que sans réponse satisfaisante, est toujours d’actualité : le cinéma, art populaire, n’aime pas trop les définitions qui par essence sont réductrices et contraignantes.

En 1981, des femmes et des hommes se regroupent donc autour d’une association, Sinemassoci. Leur objectif est de fédérer et d’associer tous ceux qui veulent dans l’île s’exprimer par l’image. Cette ambition est portée par la présidente Noëlle Vincensini qui veut assurer la promotion de la création audiovisuelle et de l’expression audiovisuelle de la culture corse.
Il faut pour cela un local et un équipement entre Corte et Ajaccio. Il faut aussi, pour encadrer les vocations, avoir l’aide de professionnels qui guideront les apprentis cinéastes et techniciens du cinéma dans l’aventure du court métrage, en espérant aboutir à la mise en chantier d’un long métrage.

Antoine Bonfanti, alors au faîte de sa gloire, est sollicité par Noëlle Vincensini sur les conseils de sa sœur Andrée Davanture.
Andrée est monteuse ; elle a débuté auprès d’Antoine ; c’est aussi une militante qui a participé depuis 1980 à la naissance d’ATRIA. Cette Association Technique de Recherches et d’Informations Audiovisuelles a pour but d’animer sur le continent une structure collective atypique de soutien au montage et à la production, essentiellement vouée aux cinéastes africains francophones, afin de les aider individuellement dans le respect de leur imaginaire.
Antoine Bonfanti n’est pas insensible au renouveau culturel qui prend corps dans de nombreux pays, et il est profondément désireux d’apporter son aide aux professionnels, apprentis et amateurs qui veulent s’exprimer par le cinéma. Il accepte donc de mettre son savoir et sa notoriété au service de ses compatriotes.

Il est alors dans la plénitude de son art. Sa carrière internationale l’a conduit d’Ajaccio à Paris, de Bruxelles à Lisbonne, de Suisse en Albanie, d’Alger en Amérique du sud, et à Cuba, pour travailler avec les plus grands réalisateurs. Il peut donc apporter sa sensibilité, son savoir, sa pédagogie à tous ceux qui partagent avec lui une passion pour le son, l’image et le cinéma. Son talent n’est pas de montrer son savoir, d’être didactique ; il est de savoir laisser s’exprimer l’individu avec ses faiblesses et son talent prometteur.

Il parle avec simplicité de sa vocation, de son métier : posséder « une finesse d’oreille, une bonne mémoire visuelle et auditive, des réflexes rapides. Être calme, avoir une grande résistance physique à la tension nerveuse, une culture artistique étendue, une très grande diplomatie et le sens de la psychologie humaine ».

Cette rencontre avec sa terre natale sera pour lui une renaissance. Il est conscient de l’état embryonnaire dans lequel se démènent tous ces apprentis (ies) réalisateurs (trices). Et son apport sera essentiel. Les deux principaux animateurs de Sinemassoci, Noëlle Vincensini et Dumè Gambini le rappelleront avec émotion, lors d’un hommage que la Cinémathèque de Corse /Casa di Lume lui rendra en 2006 :

« Nous n’oublierons pas, et n’oublierons jamais la part généreuse que tu as apportée, non seulement au démarrage de SINEMASSOCI avec les séances de formation, mais aussi ta participation bénévole en tant qu’ingénieur du son sur les premiers tournages réalisés dans l’île. Il y a vingt ans, le terrain du cinéma corse était un désert et tu en as été un prestigieux pionnier ».

 


Aux côtés des cinéastes corses

Le rapport de « Bonbon » à la Corse est révélateur d’une prise de conscience de son identité, mais aussi de son désir de communiquer au spectateur la présence d’une âme, celle de la Corse ; une subtilité qui se dégage des nombreux témoignages que j’ai pu recueillir auprès des cinéastes corses.
À cet égard, le témoignage de Gabriel le Bomin, me paraît le plus pertinent :

« Je souhaite dire merci à Antoine pour toute la générosité, la disponibilité qu’il nous a données et, pour ma part, pour la sensibilité et le respect du son qu’il m’a transmis. Il m’a appris à écouter la musique du vent dans le Cap Corse, celle du ressac à Bonifacio, et ailleurs celle de notre langue. Il m’a appris que le son donnait une âme aux images, une structure au récit, qu’il créait le hors champ et suggérait l’ellipse. Antoine a été de la plupart des films tournés en Corse. Il est pour nous tous un point commun, une référence. En venant tourner mes courts métrages, souvent des films maladroits, toujours sans beaucoup de moyens, je me demandais ce qu’Antoine venait chercher. J’ai compris qu’il ne venait rien chercher mais qu’il venait donner. ».

Michel Tomasi, petit-fils du grand photographe Ange Tomasi, aura lui aussi la chance de nouer une profonde amitié avec « Bonbon » qui lui fera découvrir d’autres horizons : ils iront tourner au Portugal.

De cette parenthèse corse, il faut rappeler enfin la participation d’Antoine à ce long métrage corse tant espéré : Nous deux d’Henri Graziani. Un court métrage, Bona Sera, avait déjà réuni les deux artistes. Deux films qui annoncent un cinéma corse tourné dans la Corse d’aujourd’hui dont les sons résonnent avec force et touchent notre sensibilité.

Antoine Bonfanti ce compatriote, cet ami, cet enseignant, cet artiste aura suivi pratiquement tous les professionnels issus de notre île. Une filmographie de « Bonbon » réduite à son rapport à la Corse est révélatrice du chemin parcouru en quelques décennies pour implanter le cinéma en Corse, ainsi que du chemin de traverse d’un artiste à l’écoute du monde.

Laissons, pour finir, la parole à Jean-Simon Peretti, jeune cinéphile passionné, trop tôt disparu, qui, après avoir rappelé sa fascination de pouvoir faire, aux côtés d’Antoine, ses premiers pas dans la réalisation d’un court métrage, ajoutait :

« Lorsque nous nous sommes rencontrés, j’étais impressionné par l’homme auquel Bernardo Bertolucci, Jean-Luc Godard, Alain Resnais avaient fait souvent appel. Peu à peu sur le plateau, j’ai oublié tout cela en découvrant un être profondément humain, épris de justice sociale et réellement attaché à notre île ; sans jeu de mots : un homme de grande écoute. C’est cette écoute de l’autre et du monde qui fait que le cinéma reste et sera toujours un des facteurs puissants de communication entre les êtres et témoignera de leur histoire. Tant que des hommes tels que toi existeront le cinéma sera toujours plus qu’un objet de consommation de masse. »
 
 


Sa filmographie corse

Avant de venir enseigner dans le cadre de Sinemassoci, Antoine Bonfanti est venu en Corse participer à plusieurs tournages :
- 1966: le premier film de José Giovanni La loi du survivant . Premier titre : Le despérado

- 1968: le téléfilm Colomba d’Ange Casta, parlé en corse

- 1974: Au long de la rivière Fango de Sotha (Catherine Rigaux)


Dès 1982 il apporte son savoir et son aide à Sinemassocci et participe à la réalisation des premiers courts métrages corses :
 

- 1982: Avà basta de Marie-Jeanne Tomasi

Il observe et ne juge pas. Sur le plateau d’Avà Basta avec Marie-Jeanne Tomasi, Antoine disait simplement : « son caractère et le mien ça ne peut faire que des chocs ! ».
 

- 1983: Mimoria de Simon Luciani

Ce film propose, sur des éléments aussi divers que la musique, le théâtre, la langue, l’évènement, la référence historique…une tentative de reconstitution d’une mémoire visuelle et sonore propre au peuple corse.
 

- 1984: Malavia de Dominique Tiberi

Sur le tournage de Malavia, Antoine disait : « Dominique avait ses idées mais elle était à l’écoute. Les sons étaient enregistrés en Playback et les gens reconnaissaient leurs lieux aux sons enregistrés ». Dominique Tiberi parlant d’Antoine : « Son mode de vie est en adéquation avec ce qu’il pense ; c’est quelqu’un de très positif. C’est un homme qui ne supporte pas les conflits, qui a un bon état d’esprit, qui essaie toujours d’avancer, qui est pour la paix, l’harmonie, qui est de bonne humeur. C’est un professionnel. »
 

- 1984: Camera de Marie-Jeanne Simoni. Images de Michel Tomasi

- 1984: Azzione de Jean-Simon Peretti

- 1984: Stonde de Noëlle Vincensini. Images de Patrick Blossier et Michel Tomasi, Montage d’Andrée Davanture.

- 1985: Micro endoscopie en chambre postérieure, vidéo-ophtalmologie des docteurs Léon 'Claude, Joseph, Jean-Marie) de Michel Tomasi, tourné à la clinique de Porto-Vecchio.

- 1985: La lézarde de Gérard Leca

- 1986: U Catalorzu de Dumé Maestrati

- 1986: Domaine d’Anghione de Michel Tomasi

- 1988: Malincunia de Dumé Maestrati

- 1989: Bona Sera d’Henri Graziani. les images sont de Michel Tomasi et la musique de Michel Raffaelli

- 1989: Nef de Gabriel Le Bomin. Les images sont de Michel Tomasi

- 1990: Entre ciel et mer de Gabriel Le Bomin. Les images sont de Michel Tomasi et Jean-Claude Bois

- 1990: De l’autre côté du miroir de Dumé Maestrati

- 1990: Giorno di rabbia (Jour de colère) de Julien Langmann, d’après Mateo Falcone, avec le concours d’Henri Graziani. Montage de Denise de Casabianca

- 1990: Soleil de Novembre de Dominique Tiberi. Les images sont de Michel Tomasi. Prix du court métrage au festival du film et des cultures méditerranéennes de Bastia (1990)

- 1990: L’Impetrata de Dominique Tiberi

-1990: Off limits d’Alessandro Vitagliano. Stella /Sinemassoci productions

- 1991: 1, 2,3 soleil de Marie-Jeanne Simoni

- 1991: Nous deux d’Henri Graziani

- 1994: La Parabole corse d’Ange Casta

- 1994: Les Egarés de Gabriel Le Bomin

 


De nombreux enregistrements faits en Corse

Parallèlement à cette filmographie corse, il faut souligner son concours à de nombreux enregistrements faits en Corse :

-1982: disque « Canti e instrumenti antichi e d’oghje » de A cumpagnia.

- 1982: disque « Sonnj sunadori » de A cumpagnia.

- 1983: « A Cetera » avec Michel Raffaelli.

- 1988: Cristofanu Colombu : realisazione Toni Casalonga « U Svegliu Calvese », dramma in cinque atti di Ghjaseppu Chiari. Enregistrement des dialogues, musiques, effets, ambiance au pied de la Citadelle sur le port de Calvi Montage et mixage du CD en 1991.

- 1991: Matria : un théâtre opéra, avec Jackie Micaelli.

- 1991: Alba Mossa (L’aube en mouvement) d’Yves de Peretti :

Une rencontre à Pigna en Balagne à Maratu des gens de E Voce di Cumune et des poètes Roccu Mambrini et Matteu Salvini . Antoine Bonfanti enregistre la captation sonore de ces poètes qui vont traverser l’île, du Nord au sud, où la langue corse est très différente. Cette rencontre est mise en scène dans des séquences improvisées faisant appel au bestiaire corse, à la tradition corse, à la magie des lieux.
 

- 1992: Ab Eternu, disque du groupe A Filetta.

- 1992: Amour et Vendetta (1923), un film muet de René Norbert : Enregistrement et diffusion simultanée d’un ciné concert créé et interprété par E voce di u cumune à Porto-Vecchio et à l’auditorium du Louvre (dans le cadre de Cinémémoire), à la demande de l’Association La Corse et le Cinéma. Une cassette mixant les sons de ces deux représentations a été éditée en 1993.

- 1992: A Cumpagnia, quatre concerts au Château de Champs-sur-Marne.

- 1992: Antoine Bonfanti, traces sonores d’une écoute engagée un documentaire réalisé par Suzanne qui est produit par la maison de production «  Le mur du son » d’Irede Bada. Irede, qui a des attaches insulaires, a entrepris deux films en Corse : en 1990 Absence momentanée dont Suzanne Durand fut l’assistante, et D’une voix à l’autre en 1993.

- 1993: Grand Amor, enregistrement d’un CD de Jacky Micaelli.

- 1993: La femme parlée de Jacques Gratiot, mise en scène de Tonì Casalonga. Sonorisation d’une pièce de théâtre.
 

 

Lundi 25 Mars 2024
Jean-Pierre Mattei


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