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Aimé Pietri et l’aventure de Kyrn



Nous avons récemment rouvert les pages du magazine Kyrn, grâce à Sandra Alfonsi qui rappelait les apports et ambitions du titre dans le débat public insulaire, et soulignait en particulier la figure de Dominique Alfonsi qui avait repris et dirigé Kyrn dans sa version hebdomadaire dans les années 1990. Sampiero Sanguinetti complète cette redécouverte à travers un focus sur Aimé Pietri, fondateur et directeur du journal dans sa version mensuelle.



Dans l'oeil de Kyrn, Mareterraniu Production
Dans l'oeil de Kyrn, Mareterraniu Production
La Corse dans l’immédiat après-guerre est en situation de crise grave. Une crise dont les habitants n’ont pas nécessairement conscience car les chiffres officiels sont trompeurs. L’un des secteurs les plus gravement concernés par cette crise est la démographie. 
 Les chiffres officiels proclament qu’il y a en Corse, à l’époque, 270 000 habitants. Ce chiffre  s’inscrit apparemment dans la continuité du peuplement de la Corse depuis les XVIIIe et XIXe siècles. Or la réalité est très différente. L’INSEE publiera en 1983, dans sa revue Economie Corse, un article destiné à rétablir la vérité : la population insulaire a été surévaluée à deux reprises, en 1936 et en 1962. Et il ne s’agit pas d’une erreur à la marge puisque à ces deux dates, la population a été surévaluée de 100 000 habitants. La réalité du peuplement de la Corse en 1962 était donc approximativement de 170 000 habitants. L’état de l’économie et l’état des équipements de l’île étaient au diapason de cette réalité.
 
Dans le domaine de la presse et de l’information, l’île avait bénéficié durant le XIXe siècle et la première moitié du XXe, de l’existence d’un très grand nombre de titres de presse écrite. Il s’agissait de journaux d’opinion plus que de journaux d’information. Ces journaux disposaient de moyens extrêmement modestes et s’adressaient exclusivement à des publics de proximité.  
À la fin de la guerre, deux journaux ont fait leur apparition : Corse-Matin et La Corse le Provençal. Ces deux journaux ont fait évoluer le lectorat grâce notamment à des moyens financiers et matériels beaucoup plus ambitieux. Mais ils souffraient d’un handicap radical : ils étaient les émanations de journaux continentaux et étaient dirigés depuis le continent (Nice pour l’un et Marseille pour l’autre). Enfin, alors que toutes les régions françaises avaient été dotées de moyens audiovisuels, radio et télévision, la Corse fut exclue de ce plan de développement : l’île était la seule région de France à n’avoir pas son journal télévisé. Le journal télévisé de la Corse était le journal de France 3 Marseille.

La création de Kyrn à la fin des années 1960

Lorsque Kyrn fut créé, en 1969, il s’agissait encore d’un journal qui s’inscrivait plus ou moins dans cette réalité-là. Mais son principal promoteur, le journaliste Aimé Pietri, allait vite prendre conscience des insuffisances de son journal.
Il en prend conscience parce que, dans le même temps qu’il fabrique Kyrn, il est le correspondant en Corse d’un certain nombre d’organes français ou italiens. Il est le correspondant de Radio Monte Carlo, de RTL et de France Soir pour la France, et il est le correspondant de la télévision italienne, RAI Uno, et du grand quotidien milanais Il Corriere della Sera en Italie. Enfin, surtout, il est le correspondant de l’AFP, l’Agence France Presse.

Il existe de nombreuses agences dans le monde mais trois de ces agences tiennent une place majeure sur le marché mondial : Associated Press pour les Etats-Unis, Reuters pour la Grande Bretagne et l’Agence France Presse. La concurrence entre ces grandes agences est rude. Cette concurrence repose sur le nombre de leurs correspondants et sur la qualité, la crédibilité et la rapidité des informations qu’elles diffusent en permanence jour et nuit. Elles sont donc très attachées à l’indépendance et à la protection de ces correspondants. 
La position de correspondant de l’AFP et de correspondant d’organes importants en France et en Italie est une position tout à fait privilégiée d’observation de ce qui se passe en Corse d’une part, et de la manière dont la Corse est vue de l’extérieur d’autre part. Cela permet à Aimé Pietri de prendre du recul, d’élargir sa vision et de voir comment la Corse s’inscrit dans le système informatif européen et mondial. Il comprend mieux à quel point l’information est devenue un élément fondamental dans les stratégies politiques et à quel point il est nécessaire d’élargir son lectorat et de faire sortir l’information des strictes limites de la vision insulaire.
 
Il fait alors la rencontre d’un homme qui n’est pas journaliste mais qui est un spécialiste de la communication et du marketing, Jean-Baptiste Ferracci, et ils se mettent à rêver. Ils rêvent d’un modèle qui marche bien en France au même moment, l’Express. Ils rêvent de Unes colorées et agressives en phase avec l’air du temps. Ils rêvent d’un journal structuré autour d’éditoriaux, de rendez-vous, de rubriques, de brèves, de dossiers et de photographies… Et ils rêvent d’annonceurs capables de s’engager dans l’aventure d’un tel projet.
 
Le rêve va se concrétiser après des mois de travail, en Avril 1973.
Mais avant de décrire la manière dont ce projet va se mettre en place, il faut dire encore un mot de son promoteur, à savoir Aimé Pietri.

Une personnalité singulière

En ce temps-là, la personnalité d’Aimé Pietri laisse souvent un peu dubitatifs ceux qui l’approchent. Qui était-il vraiment ? Le grand public se fait souvent, à l’époque, une idée des journalistes en les confondant avec les combats ou les évènements qu’ils couvrent et dont ils rendent compte.
Il existe alors deux raisons qui favorisent cette confusion. Premièrement, le pouvoir politique en France est resté attachée à une vision très archaïque du rôle de la presse. Deuxièmement, la presse en Corse se conçoit comme une presse d’opinion plus que comme une presse d’information.
 
Dans la presse d’information, les éléments directeurs du travail des journalistes, ce sont les évènements. Une fois les évènements couverts, les journalistes chercheront à en expliquer les causes ou les ressorts en fonction de leur sensibilité et de leur philosophie politique ou religieuse. Mais les évènements sont les éléments de référence incontournables.
Dans la presse d’opinion, les censeurs croient encore qu’il serait possible de taire certains évènements ou de les cacher. J’ai personnellement vécu cela lorsque, jeune journaliste de radio dans les années 1970 en Corse, un préfet se croyait permis de m’appeler après la diffusion, le matin, de mon bulletin d’information, pour me dire que je n’avais pas à donner de l’importance aux attentats contre des biens qui avaient été commis dans la nuit. Cela, disait-il, revenait à servir de porte-parole aux plastiqueurs et aux terroristes. Mes relations avec ce représentant de l’Etat prirent une tournure tellement conflictuelle que ce dernier obtint de ma direction, sans grande difficulté, mon départ obligé de Corse.
 
Aimé Pietri, lui, était protégé par le statut de l’entreprise principale à laquelle il collaborait, l’Agence France Presse. Cette dernière n’aurait jamais accepté qu’un préfet ou un ministre dicte à un journaliste ce qu’il devait dire et comment il devait concevoir son métier. L’indépendance du journaliste est une condition absolue de la crédibilité de l’agence et donc de la fiabilité de l’information transmise par cette agence.
 De ce point de vue donc, Aimé Pietri était intouchable. Mais dans la conception du journal Kyrn, il allait devoir en permanence être sur ses gardes et jouer subtilement. Un petit journal n’est pas à l’abri des pressions sur ses annonceurs, des menaces au sujet de sa gestion, des procès en diffamation, ou des campagnes de dénigrement… Le journaliste doit alors se comporter comme un toréador. Il lui faut anticiper, agiter la muleta de l’information et au dernier moment éviter la corne du taureau.
 
Aimé Pietri était expert dans cet art, jusqu’au jour où le taureau, fou de rage, a failli le cueillir.
 
Au début des années 1970, le projet du nouveau Kyrn dont rêvent ses promoteurs est prêt. Nouveau format, nouvelle présentation, nouvelle structuration et une Corse en ébullition, en proie à ce qu’on a appelé le « Riacquistu ». Une Corse qui va offrir aux journalistes des évènements à répétition : l’affaire des boues rouges, les grandes manifestations d’agriculteurs ou de transporteurs, la montée en charge d’une revendication régionaliste, puis autonomiste et nationaliste, l’affaire de la chaptalisation des vins, l’affaire d’Aleria, la naissance du FLNC, la multiplication des attentats… Kyrn est en pointe sur toutes ces affaires. Tellement en pointe que pour le lecteur de l’époque, Aimé Pietri serait donc sûrement un militant écologiste ou nationaliste.  Or, Aimé Pietri n’est ni un militant écologiste, ni un militant nationaliste.

La politique éditoriale de Kyrn

Le premier numéro du nouveau magazine Kyrn en avril 1973 titre sur l’affaire des boues rouges.
À travers les contacts permanents qu’il a avec la presse italienne d’une part, et avec la rédaction de l’AFP d’autre part, Aimé Pietri sait que cette affaire est absolument explosive. Elle dissimule un véritable scandale industriel, elle met en péril la santé de populations importantes en Italie et en Corse, et elle révèle les ambigüités des gouvernements italiens et français qui sont prêts à sacrifier la santé de ces populations pour préserver les intérêts d’un groupe industriel.
 
Il titre alors : « Cap sur la peur » avec une photographie de l’un des navires pollueurs.  
 
Ce titre, en réalité, est étonnant.  Car la prise de conscience n’est pas encore suffisante pour titrer sur la peur qu’elle susciterait en Corse. On pourrait donc accuser le journaliste non pas de mettre en exergue un phénomène de peur existant, mais de créer lui-même et sciemment ce phénomène de peur.
Aimé Pietri, comme il le fera souvent, joue volontairement sur une certaine ambigüité. La peur dont il parle n’est pas celle des populations en Corse. Cette peur-là, elle va venir avec l’information dont Kyrn est un acteur. La peur dont parle alors Aimé Pietri c’est celle des dirigeants de l’entreprise Montedison qui craignent justement que l’affaire ne prenne de l’ampleur en Corse : « La société Montedison a peur. Malgré l’attitude cordiale du Gouvernement français, malgré les déclarations apaisantes des savants et des experts, malgré les promesses que tout ira bien, elle a peur d’une nouvelle flambée de violence sur les rivages de Corse ou quelque part au large dans la zone d’immersion. Elle a peur parce que dans la société d’aujourd’hui il n’y a, en fait, que deux solutions pour régler les problèmes : l’argent et la violence… Et elle sait que les Corses n’ont pas d’argent ».
 
Dans le numéro suivant, en mai 1973, face aux discours de plus en plus présents des contestataires,  il décide de traiter de la question de savoir s’il est légitime au sujet de la Corse de parler de colonie. Le sujet sent le soufre.
Il aurait pu, comme le feraient de nombreux journalistes poser ingénument la question à des militants, à des intellectuels, à des grands leaders politiques de la droite ou de la gauche de savoir pourquoi on pourrait ou non parler de colonisation au sujet de la Corse. Cela n’apporterait pas grand-chose car les réponses, tout le monde les connait déjà.

Ce n’est donc pas ce qu’il fait. Il ne titre pas « La Corse est-elle une colonie ? ». Il titre « Qui colonise la Corse ? »
Poser la question sous cette forme c’est déjà s’engager. Il ne cherche pas à évacuer la question et les réponses. Il sous-entend que si la question se pose c’est qu’elle est le signe d’une réalité à laquelle il faut donner une consistance. Et il répond en substance que si on ne peut pas tomber d’accord sur l’existence d’un projet politique qui irait dans ce sens, on peut au moins reconnaitre que par son attitude et par ses méthodes, ce n’est pas le monde politique mais l’administration française qui est incontestablement à l’origine d’une forme de colonisation. Une fois de plus, après avoir utilisé des mots qui sentent le soufre, il a évité la corne au dernier moment.
 
Dans les numéros suivants, il traitera de ces "Fous de la Corse" qui veulent prendre en main le destin d’un pays « que la France à trop longtemps considéré comme un réservoir d’hommes et qu’elle est en train d’offrir aux marchands de vacances ». Puis en décembre 1973, il titre sur « Le temps des détonateurs », en expliquant que bien sûr la pratique des attentats est éminemment condamnable, mais qu’il ne suffit pas de condamner les « dynamiteros », il faut les entendre. Et quelques mois plus tard, en mai 1974, il titre : « La Corse gardée à vue » pour dire justement que l’Etat ne cherche pas à entendre les Corses. Cet État ne sait répondre à leurs manifestations d’inquiétude que par la répression.
 
En juillet 1974, il se demande : « la Corse peut-elle toujours être qualifiée d’île de beauté ? ». Face aux décharges qui constellent le paysage en Corse, il proclame qu’il n’y a pas que les boues rouges et que la pollution ne vient pas seulement de l’extérieur. Les Corses aussi polluent leur propre pays.
 
En juillet 1975, il prédit : « L’été sera révolutionnaire », parce que « la Corse refuse désormais l’ancienne image de marque de la sérénade, de la langouste et du tango ». Il est bien informé et il est suffisamment en confiance avec Edmond Simeoni pour savoir que l’été sera décisif, car la mission Libert Bou, suscitée par l’État, a permis de tester les limites de ce que le pouvoir central et les élus insulaires sont capables d’accepter, c’est-à-dire pas grand-chose du point de vue des militants autonomistes. Au mois d’août, donc, ce sont les évènements d’Aleria.
 
Un « point de non-retour » a été atteint dit-il. Mais dans les deux numéros de rentrée, aux mois de septembre et d’octobre 1975, il marche sur des œufs. Il sait que les autorités sont chauffées à blanc. Et il connait bien le nouveau préfet Jean Riolacci chargé par le Président de la République d’enterrer définitivement les conclusions de la mission Libert Bou.
Il ne signe donc pas l’éditorial politique du journal, il le fait signer par son ami Pascal Marchetti qui proclame qu’après les évènements de l’été, « la Corse existe politiquement » et on ne pourra pas revenir là-dessus. Il ne signe pas non plus le récit des évènements. Il le fait signer par deux journalistes qui ont une notoriété bien établie à Paris et font partie du staff des journalistes parisiens venus couvrir les évènements : Philippe Alfonsi et Patrick Pesnot. On ne pourra donc pas l’accuser de privilégier une vision corso-corse de ce qui s’est passé.

Lui, Aimé Pietri signe un éditorial d’un tout autre acabit : il rappelle à tout le monde ce que c’est que le métier de journaliste et pourquoi il ne dérogera pas à l’esprit de ce travail.
Une fois de plus il a su éviter la corne du taureau. Et une fois de plus, comme il le fera par la suite constamment, il donne la preuve d’un sens politique extrêmement aiguisé. Confronté à un Etat absolument rigide, il lui faut préserver la possibilité de faire vivre son journal.
 
Je pourrais donc continuer comme cela à décrire les subtilités et les pirouettes de la politique éditoriale d’Aimé Pietri, mais ce serait trop long.
Je veux simplement remarquer que le toréador a tout de même fini par recevoir un méchant coup de corne qui aurait pu être plus dramatique qu’il ne l’a été.

Aimé Pietri visé par un attentat

Tout en continuant à faire vivre Kyrn, Aimé Pietri s’est pris de passion pour l’aventure de la radio. Cet instrument de communication étant proclamé monopole d’Etat en France, Aimé s’est inspiré des modèles de Radio Monte Carlo et Radio Luxembourg, pour créer une radio Corse Internationale dont les émetteurs étaient installés hors du territoire français, sur l’île d’Elbe en Italie. Cette expérience a littéralement déchainé les foudres d’une partie de l’Etat et des élus insulaires.
Après avoir fait sauter les émetteurs installés sur l’île d’Elbe, des plastiqueurs au service de l’Etat, des barbouzes, ont décidé de s’en prendre à Aimé Pietri directement. De l’aventure de Kyrn à celle de RCI, le journaliste a trop souvent et trop habilement bousculé le train-train de l’Etat et des élus insulaires. Une bombe posée devant la porte de son appartement bastiais a ravagé le logement et a gravement traumatisé son épouse et ses filles. Les gestes et les subtilités de la corrida ne suffisaient plus. Une forme de condamnation à mort du toréador fut symboliquement envisagée.

Aimé Pietri était insaisissable et il le reste. Quelques années avant de disparaitre, en 2016, il a publié des mémoires en répondant aux questions de son ami Pascal Marchetti. Le livre s’intitule Cinquante ans journaliste en Corse. Au-dessus de ce titre, sur la couverture, le nom d’Aimé Pietri est suivi de la mention : « honorable correspondant ».
L’"honorable correspondant" dans la langue française c’est celui qui travaille en sous-main pour les services secrets. Comment interpréter cet énigmatique pied de nez ? Lors de la parution du livre, la question ne lui a pas été posée par ses confrères.
 
Des militaires de carrière, des fonctionnaires d’Etat, dans un pays dit démocratique, probablement en accord avec des responsables politiques au plus haut niveau, ont donc considéré en France au vingtième siècle, que faire le métier de journaliste, revendiquer dans ce domaine l’alignements des lois sur celles de tous les pays proches en Europe, pouvait justifier la mise en danger de la vie de citoyens et de citoyennes.
Pied de nez ou pas, Aimé Pietri ne fut pas d’abord un pionnier du combat pour le nationalisme, pour l’écologie ou une figure du « Riacquistu ». Il fut l’un des pionniers en Corse du combat pour la liberté d’expression.

 
Dimanche 1 Décembre 2024
Sampiero Sanguinetti


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