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A tragedia di Tavignani



C’est autour de lui que le 9 octobre 2022, l’Accademia di u Cumunu organisait son premier atelier. Pour lui, près de lui et presque avec lui. Car à Aleria, il y avait des usagers -ceux qui habitent sur ses rives-, des défenseurs du milieu de vie -le Collectif Tavignanu Vivu-, des experts juridiques, ardentes défenseures des droits des fleuves : Marine Yzquierdo et Marie-Angèle Hermitte, ainsi qu’un auditoire participatif qui le connaît aussi. Vi cuntemu ciò ch'emu intesu.



Montage, à partir d'une oeuvre de Joseph Orsolini
Montage, à partir d'une oeuvre de Joseph Orsolini
Ce jour-là, nous avons entendu une femme dire, de sa voix tranquille et comme au nom de tous: « Nous avons appris il y a sept ans, l’existence du projet de création d’un centre d’enfouissement de déchets ménagers et de terres amiantifères dans une boucle du Tavignanu sur une zone instable,  que l’on appelle pour cela la montagne qui marche. Depuis sept ans nous essayons de faire entendre que ce n’est pas raisonnable d’accorder cette autorisation de projet d’enfouissement. Nous avons fait faire des expertises prouvant l’instabilité du terrain, puis entamé des démarches juridiques jusqu’au Conseil d’État et, pour l’instant, on a perdu ».
Elle se tut un moment mais on sentait pourtant qu’elle n’était pas abattue, elle était debout.

Désolation n’est pas consolation

Alors un homme, dont on lisait sur son visage qu’il avait vécu, se leva et dit sa souffrance : « Dès l’âge de 4 ans j’ai grandi dans ce bassin versant, c’est dans cette rivière que j’ai appris à nager, que nous allions passer les mercredis avec nos amis, où j’ai appris à pêcher avec des personnes plus âgées.
L’eau y était propre, ma grand-mère y lavait la laine de mouton qui garnissait nos matelas. Aujourd’hui il est impensable d’utiliser cette eau de la sorte, elle est trop polluée. En 50 ans, cette rivière n’a subi que des agressions : stations d’épurations, nouvelles carrières, barrage inopérant, station de fabrication de bitume, échelle à poissons… C’est tout l’imaginaire, toute mon enfance, ma personnalité qui se sont construits avec Tavignanu. Aujourd’hui tout ça n’existe pas, ou n’existe plus. C’est ce qui m’a conduit à rentrer dans cette lutte ».

Puis, après être resté un moment silencieux il s’est pesamment rassis. Son témoignage faisait écho à la Déclaration des droits du fleuve Tavignanu adoptée à Aleria en juillet 2021, qui souligne « que la dégradation et l'exploitation des cours d'eau ne sont pas seulement des problèmes environnementaux mais aussi une question de droits pour les communautés locales, puisque la destruction des cours d’eau menace l'existence même et le mode de vie de ceux qui en dépendent pour leur bien-être … »
 
Un autre homme, en pleine force de l’âge, se leva pour dire qu’il était la troisième génération d’agriculteurs sur cette terre, à Antisanti, à 200 mètres du projet, et a rappelé les efforts accomplis par lui et les siens pour cultiver vingt-cinq hectares de clémentines, d’oranges et citrons verts avec une grande attention portée à la consommation en eau. Mais, poursuivit-il, « si ce projet se fait, ou si d’autres éléments perturbent le fleuve, c’est une catastrophe pour l’agriculture de la région, et on pourrait perdre le label IGP si la qualité de l’eau se dégradait et qu’on devait arroser nos arbres avec du jus de poubelles ». Il conclut en prédisant sombrement que « le réseau d’irrigation agricole étant interconnecté, la contamination du Tavignanu pourrait même se transmettre à d’autres bassins ».

Pendant le silence qui suivit, dans toutes les mémoires résonnaient encore les paroles de celle qui, la première, avait parlé et qui avait dit : « On sait qu’il y a besoin d’un centre d’enfouissement et qu’il y a une crise des déchets, on déplore d’ailleurs qu’on en ait tant besoin alors que des solutions existent pour réduire nos quantités de déchets, mais quand on dit "pas ici" c’est parce qu’on sait que ça serait une ruine pour ce fleuve ». Des propos qui avaient semblé à tous raisonnables. Et elle s’était ensuite adressée aux deux personnes qui étaient assises à la tribune et prenaient des notes en silence. « On a entendu parler des droits de la nature et on s’est dit que c’était peut-être une autre solution pour défendre le fleuve. On souhaite maintenant faire entendre la déclaration des droits du Tavignanu ».

Un combat éthique et culturel

À la question « pourquoi aller sur le terrain des droits de la nature ? », elles répondirent posément : « parce qu’il y a une dimension évidemment juridique, mais aussi éthique, culturelle pour changer notre regard, notre rapport au vivant. Le droit est le reflet de l’état de conscience d’une société à un moment donné.
Reconnaitre des droits au fleuve est vraiment central. En bénéficiant d’une personnalité juridique on passe du statut d’objet à celui de sujet, avec des droits. On ne pourrait alors plus librement l’exploiter pour nos propres bénéfices à nous, les humains.
Nommer des gardiens du fleuve leur permettra d’agir en justice pour défendre les droits du fleuve qui ont été reconnus dans la déclaration. Le juge peut alors mettre en balance les intérêts opposés sur le même plan. Les intérêts humains et ceux non-humains, ceux du fleuve.
En parallèle nous poursuivons les démarches au plan européen pour mettre la pression sur les États, en réfléchissant à une pétition devant le Parlement européen et à une plainte au niveau de la commission européenne pour s’opposer à ce projet ».

Chacun dans l’assemblée s’est alors senti gardien du fleuve et potentiellement capable de porter une action en justice, d’adosser une charte sur le Droit des fleuves aux documents d’urbanisme, sans pour autant négliger la prise en compte des questions économiques dans la constitution du dossier juridique. Chacun aussi fut conscient que l’inscription du fleuve dans le Droit comme une personnalité juridique pouvait être la solution pacifique pour défendre les intérêts du fleuve, de ses habitants et de ses usages.

La liberté de vivre dans un milieu sain est un droit

Un homme, dont on savait qu’il avait traversé les montagnes pour participer à cette assemblée, prit alors la parole pour dire sa solitude : « À Viggianellu nous sommes seuls à nous battre. À l’interco je ne suis pas entendu parce que Viggianellu est bien plus petit que Pruprià et Sartè ». Il fit alors remarquer que « résoudre le problème de Tavignani impose de réinscrire le fleuve dans la question plus vaste du traitement des déchets en considérant les autres fleuves On peut s’en sortir en répartissant des centres de petite taille de 20.000 à 25.000 tonnes sur le territoire. On empêcherait déjà la voyoucratie, les centres trop petits ne les intéressent pas faute de rentabilité, on resterait alors dans la maitrise publique et mettrait fin au transport des camions qui font actuellement une fois le tour de la Terre par semaine : 40.000 km.
On ne peut pas parler de démocratie lorsque ce sont les pollueurs - les plus grandes agglomérations - qui sont majoritaires, donc décideurs. Le Syvadec décide ainsi que les déchets doivent aller dans le rural, loin des villes. Les arrêtés préfectoraux augmentant les capacités d’accueil du centre d’enfouissement s’exonèrent de toute étude environnementale, d’enquête publique sous prétexte d’urgence exceptionnelle. Ces arrêtés se succèdent depuis sept ans ».


Mais les deux femmes à la tribune, Marine Izquierdo et Marie-Angèle Hermitte, dont on sentait qu’elles parlaient en connaissance de cause, dirent d’abord que le Conseil d’État avait rendu une décision très intéressante il y a quelques semaines, à savoir que « le droit de vivre dans un environnement équilibré et sain constitue une liberté fondamentale », ce qui peut être invoqué dans le cadre d’un référé-liberté. Et que dans le cadre du droit on travaille de plus en plus sur le lien entre santé et environnement. Parce que Tavignani est un milieu habité qui participe à la construction de la personne, des habitants.
Et elles ajoutèrent que si « pour l’instant il s’agit de la déclaration du Tavignanu, il faudrait songer à élargir cette déclaration à l’ensemble des fleuves et rivières et leurs bassins versants. Constituer la base d’un pays en bonne forme environnementale puisque comme nos veines ils ont une capacité à irriguer tout le corps de la Corse ».
 

S’appuyer sur l’État de droit

Une jeune femme interpelle alors le collectif Tavignanu Vivu pour savoir s’il avait eu des échanges avec « le comité de bassin, mis en place en 2018 et qui se présente comme un parlement de l’eau et dont la composition semble intéressante, avec notamment des collèges de collectivités, d’usagers, de personnes qualifiées et socioprofessionnels ».
Ce à quoi les représentants du collectif répondent que « les institutions comme les comités de bassin ont une fonction de représentation théorique mais qu’en l’occurrence leur fonctionnement démontre une absence totale d’intégration des habitants et de leur collectif ».

Mais les deux expertes à la tribune rappellent avec confiance que si « notre démocratie est assez dégradée, nous sommes quand même dans un État de droit et c’est le droit qui organise les rapports entre les uns et les autres. On réfléchit à passer d’un contrat social à un contrat naturel. C’est pour ça qu’on essaye de déployer l’idée des droits de la nature. Le droit est une des solutions, les communs qui sont un mode de gestion, c’en est une autre qui est complémentaire. Heureusement qu’il y a des décisions, celle du Conseil d’État citée précédemment ou celle du Conseil constitutionnel du 30 janvier 2020 qui dit que : « la préservation de l’environnement, patrimoine commun de l’Humanité, peut justifier des limites à la liberté d’entreprendre ».
Et elles ajoutent un dernier point : « en plus des cas de respect des droits de la nature emblématiques mais situés à l’autre bout du monde, la Mar Menor, en Espagne, la plus grande lagune d’eau salée d’Europe, a été reconnue comme personnalité juridique grâce à une initiative législative populaire (ILP), que le Sénat espagnol a validée en septembre 2022. Tous les partis l’ont votée sauf Vox le parti d’extrême droite, qui doit déférer la proposition de loi devant le Tribunal constitutionnel. L’idée fait son chemin. »

La science comme alliée

Pourtant dans la salle, un homme, s’adressant à la tribune, fait remarquer que si « le droit dans une société organisée est un outil majeur, il en est un autre :  la science. Si on la prend en compte on augmente les chances en rebattant les cartes, dont le jeu est actuellement en partie truqué. Or qui a la capacité de mener le combat sur ce terrain, si ce n’est un groupe pluri/transdisciplinaire de scientifiques ? Mais ce groupe de recherche ne se constituera que sous la pression de la société, notre pression. Si "l’usu face a lege", nous devons inventer l’usage de la prise de responsabilité sociétale qui amènera notre Università puis les politiques à s’y intéresser concrètement. »

La mise en commun des savoirs

Un des représentants de l’Accademia di u cumunu observa enfin, avant que l’assemblée ne se sépare, qu’« elle n’était pas un collectif de plus, mais qu’elle était là pour tenter de produire des connaissances et de la méthode dans l’action. Que son but était de provoquer des moments de rencontre et d’échanges puisque, à l’image des fleuves, chacun court sur son territoire alors que les problématiques se rejoignent. Il faut donc » conclut-il, « continuer de mettre en commun nos savoirs, nos engagements et nos volontés comme nous l’avons fait aujourd’hui ».
Pourtant, en se remémorant les propos tenus par ces femmes et ces hommes, on entend que « tous les ans depuis sept ans, en s’exonérant de toute étude d’impact environnemental sous prétexte d’urgence, des arrêtés préfectoraux augmentent à titre provisoire la quantité de déchets que le centre d’enfouissement est autorisé à traiter » ; que « depuis 40 ans qu’on est dans la région on voit le territoire se faire massacrer dans le silence général » ; qu’« en 50 ans, cette rivière n’a subi que des agressions», que « ce qu’il y a de catastrophique c’est la similitude des situations d’un fleuve à un autre. On a toujours les mêmes ingrédients » ; et, pour finir, ce que « Rizzanese a perdu, Tavignanu est en train de le perdre »

Récit et politique

À rebours du discours politique ordinaire, c’est l’expression de souffrances inconsolables, le deuil d’un pays aimé, la perte de mondes entiers, fût-ce de « petits mondes », que le récit de Tavignani fait voir et entendre.
Ce drame fait penser aux Troyennes d’Euripide, la tragédie la plus pathétique de toutes. Plus que dans toute autre, le théâtre athénien y fait voir et entendre un deuil inconsolable, dont le deuil des mères est l’archétype grec et moderne. C’est le deuil d’Hécube, reine de Troie, veuve de Priam, mère d’Hector dont le corps a été traîné autour de la cité, grand-mère du petit Astyanax précipité du haut des remparts et qu’elle doit enterrer seule.

Or l’expression déchirante d’un deuil sans fin est bannie du discours politique athénien, qui exalte le sacrifice des citoyens pour la Cité. Modèle du genre, l’éloge funèbre prononcé par Périclès au début de La guerre du Péloponnèse ne consacre qu’un temps limité à l’expression d’un deuil raisonnable, dit avec éloquence et non déploré d’une voix cassée. Après un long  éloge d’Athènes, Périclès conclut en cherchant à consoler les pères, frères, sœurs, épouses et fils de ceux qui sont morts pour Athènes en leur parlant de la gloire immortelle des citoyens tombés pour la Cité. Pour les mères cependant, il n’a pas un mot ; sans doute l’idée que leurs enfants seraient morts d’une mort glorieuse, dit-on, les consolerait peu du fait qu’ils soient morts. À mille lieux du théâtre engagé, militant, la tragédie grecque, souligne Nicole Loraux, relevait donc d’une « anti-politique », ou d’une autre politique[1]. Elle faisait entendre et voir ce que les orateurs ne voulaient ni dire ni savoir.
De l’Athènes antique à l’Occident moderne, l’expression d’un deuil inconsolable reste largement refoulée par nos dispositions politiques, qui font du citoyen-soldat l’idéal du soldat comme du citoyen et exaltent le militantisme. N’y a-t-il pas aussi quelque chose de cet ordre dans un certain militantisme écologique, qui s’attarde moins à sonder l’ampleur des pertes et de ses défaites qu’à s’enthousiasmer pour son combat et supposé devoir finir par conquérir le soutien des citoyens et de l’opinion publique ?
 
À travers cette rhétorique de la gloire et du progrès, une gloire assurée et un progrès garanti, se forme une certaine idée de l’histoire, selon laquelle la justice et la raison finiront par triompher – plus tard, ou une prochaine fois, ailleurs peut-être. Sans doute cette idée est-elle réconfortante ; sans doute aide-t-elle à ne pas céder au découragement ; sans doute donc est-elle utile.
Elle ne réconforte et n’encourage tout à fait cependant qu’en détournant les regards de visions plus pathétiques et plus réalistes, comme celle qu’évoquait Walter Benjamin à propos d’un tableau de Paul Klee qui s’intitule Angelus Novus : « Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès »[2].
 
Cette vision, Bruno Latour la transforme pour imaginer un ange de la géohistoire, tournant les yeux vers la Terre inquiétante qui s’approche, et est déjà là, pour faire face à Gaïa : « Pour tenir tête à la menace, nous devons d’abord comprendre pourquoi nous sentons qu’elle vient vers nous, et pourquoi il est si difficile de lui faire face frontalement. … (L’)"ange de la géohistoire" … lance derrière elle des regards de plus en plus inquiets, puis ralentit comme si elle s’enfonçait dans des buissons d’épineux jusqu’à ce qu’elle finisse par se retourner, et qu’elle saisisse soudainement l’horreur des choses auxquelles elle doit faire face, jusqu’à s’arrêter complètement, les yeux grands ouverts, incrédule, avant d’esquisser un mouvement de retrait, terrifiée par ce qui vient à elle »[3].
 
Walter Benjamin et Bruno Latour nous disent, eux aussi, que « le progrès » ne console pas…
 

[1] Nicole Loraux, La voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999.
[2] Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 434, traduction légèrement modifiée par Marc Berdet.
[3] Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, p. 312.

 

Da sapè

Les propos échangés le 9 octobre 2023 à Aleria nous ont amenés à construire cette dramaturgie : pour rendre compte de la grande émotion qui s’est exprimée lors de cette rencontre, pour témoigner de sa tonalité grave, notre restitution convoque la tragédie grecque.
Rester fidèle aux paroles des intervenants, certes, mais contribuer à l’émergence d’un discours civique qui permette d’être confiants dans des réalisations. Un discours qui conduise à lutter pour des victoires plutôt qu’à se consoler de défaites.
Un discours qui vise une efficacité que l’éloquence politique sur laquelle nous sommes habitués à compter mobilise de moins en moins.

 
Samedi 1 Juillet 2023
Accademia di u Cumunu


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