Penser avec Max Caisson
« La culture est ce qu’une civilisation a rendu communicable d’elle-même. La civilisation corse s’est peu à peu effacée des lieux qu’elle a façonnés. Elle a pourtant laissé des traces de son existence dans ces mêmes lieux. En montrant que ces traces sont celles d’un ordonnancement du monde, élaboré par une civilisation bien vivante, s’efforce de transformer une seconde défaite en victoire sur le temps. »
« Ce qu’on appelle folklore est d’abord une pensée, une forte pensée, qui n’a pris la figure vieillotte et désarticulée qu’on lui attribue d’ordinaire que parce qu’elle a été réprimée, lacérée, mise en morceaux ; après quoi on a ramassé ces morceaux comme les miettes d’un pain rassis, et on a cru que ces débris n’avaient aucun sens et ne pouvaient intéresser que les brocanteurs. » [1]
[1] Max Caisson, Le génie de la Sibylle , p.77.
Penser avec Gérard Lenclud
« L’idée que le folklore soit une pensée, dotée de tous les attributs qui font qu’une pensée est une, et que l’habit folklorique, dont le folklore est aujourd’hui habillé, ait été confectionné, non pas au domicile de cette pensée mais par les ciseaux de la nôtre, peine à s’imposer jusque dans le milieu des historiens et des ethnologues. On y admet plus facilement que, loin dans le temps ou dans l’espace, à l’écart des grandes civilisations, des communautés humaines aient pu développer une pensée subtile et complexe, visant, comme toute pensée, à s’emparer du monde pour le rendre intelligible à leurs yeux. Cela s’appelle alors une culture ; et toute culture, de nos jours du moins, s’offre légitimement à l’investigation scientifique. On y hésite, en revanche, à considérer qu’ici même, à quelques encablures de nos villes, à l’ombre de nos écoles, des hommes aient pu construire et transmettre, vaille que vaille, quelque chose qui s’apparente, par l’acuité et par la complétude, à de la pensée. Cela s’appelle alors du folklore ; et le folklore n’est qu’objet de curiosité ou prétexte à nostalgie.
La pensée des hommes, commuée en folklore, est donc doublement vaincue. Elle le fut sur le terrain de la vie réelle dont d’autres hommes entreprirent de l’exiler, sans toujours le vouloir ni le savoir. Elle l’est une nouvelle fois, par condescendance et défaut de reconnaissance. »
« Le folklore, ce "savoir du peuple" est du folklore folklorique aux yeux de ceux qui le considèrent en surface ; il est de la pensée véritable, c’est-à-dire un produit de l’intellect, pour ceux qui se donnent et l’ambition et les moyens de n’en pas rester aux apparences.
Nul ne doute qu’un débris d’amphore, rongé par le temps, a appartenu à un vase qui fut jadis entier, esthétiquement et fonctionnellement. Personne n’irait croire qu’un manuscrit où manquent des pages, et à chaque page des phrases et des mots, n’abrite pas un texte autrefois achevé. Au nom de quoi décréter qu’une pensée dont il ne subsiste, faute d’avoir été écrite, que des bribes ayant « fossilisé » comme elles ont pu, sous la forme de paroles diverses, de représentations partagées, de gestes accomplis à l’unisson, de sentiments communs, d’usages prescrits des choses, d’un certain art d’autrui et de façons d’être ensemble serait une pensée fragmentaire ou partielle ? Que pourrait bien être, au juste, une pensée incomplète ? Les Corses d’hier, pour ne parler que d’eux, auraient-ils pensé à moitié ou au tiers ? N’est-ce pas aussi saugrenu que d’imaginer une langue qui serait inachevée ? Bref, pour nous être parvenue en morceaux, une pensée ne saurait jamais avoir été faite de morceaux. Il suffit, pour s’en convaincre, de traiter chacun des morceaux comme l’archéologue traite de débris d’amphore ou le spécialiste de textes anciens d’écrits troués et lacunaires ». [2]
[2] Gerard Lenclud, Mots et mythes, préface, pp. 9 et 10.
Avec Tonì Casalonga
« Il s’agit donc, à partir de fragments d’une expérience humaine, de se ré-approprier une culture et d’en faire une pensée pour le monde d’aujourd’hui, là où nous sommes, sur cette terre dont avec inquiétude il nous arrive parois de nous demander si elle nous appartient encore, mais dont nous savons de source profonde et certaine que nous lui appartenons toujours.
Certes, même si la curiosité et la nostalgie ne sont pas absentes, c’est avant tout « le dur désir de durer » qui nous meut, mais dans le sens de la mutation désirée et du devenir permanent plus que dans la perpétuation. En somme, vivre en faisant alliance avec le temps.
Car, s’il sait être l’oublieux, le destructeur, l’ennemi, le temps peut aussi montrer un autre visage. Celui de la mère des neuf muses, aimée de Zeus, fille de la terre et du ciel, Mnémosyne, la mémoire. C’est sur la trame de la mémoire que les neuf sœurs tissent chaque jour de nouvelles figures. Dans leur éclosion, que signifient pour nous ces figures ? » [3]
[3] Tonì Casalonga, Prugramma VOCE, Pigna, 2010, p. 1.
Avec Bernard Stiegler
[4] Bernard Stiegler, Conférence inaugurale, 05/06/09, séminaire de Pigna, sur le site www.repertorium.centreculturelvoce.org